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leurs objections, on devine qu’ils se représentent Bacon comme un jeune avocat désœuvré, sorti de Cambridge ou d’Harward, et Shakspeare comme un de ces acteurs de tournées qu’on voit, dans les wagons anglais, jouer bruyamment aux cartes, ou se faire tout haut la lecture des journaux comiques.

Je ne puis songer, malheureusement, à suivre M. Lang dans son exposé de ce qu’il appelle « l’Imbroglio Shakspeare-Bacon. » Chacun des argumens de la thèse baconienne, tel que souvent il se borne à l’étaler fidèlement sous nos yeux, atteste un mélange si extraordinaire d’ignorante ingénuité, de conviction imperturbable, et même d’une sorte de frénésie apostolique, qu’on ne peut se défendre, en leur présence, de cette impression de trouble inquiet et de doute de soi-même que parfois l’on éprouve en entendant raisonner un fou. Il n’y a pas jusqu’à l’hypothèse fondamentale du baconisme qui n’ait pour notre bon sens quelque chose d’effarant. Ce riche avocat choisissant exprès, pour lui faire signer ses pièces, le plus illettré des acteurs du temps, et lui faisant signer non seulement son œuvre dramatique, mais ses poèmes, Vénus et Adonis, l’Enlèvement de Lucrèce, laissant circuler sous le nom de ce grossier personnage des sonnets écrits par lui, Bacon, pour déclarer son amour à la reine Elisabeth ; cet ambitieux de gloire détruisant à dessein tous les manuscrits de ses pièces, pour cacher son secret à la postérité, comme il le cachait à ses contemporains ; cet homme illustre n’hésitant pas à publier sous son nom des poèmes d’une médiocrité lamentable, tandis qu’il dissimulait ses chefs-d’œuvre sous le nom d’un autre : tout cela n’est-il pas étrange, en vérité, et ne doit-on pas s’étonner qu’une pareille hypothèse ait fait l’objet déjà de centaines de livres, recueilli dans l’Europe entière des milliers et des milliers d’adhésions passionnées ? Et l’expansion sans cesse croissante du « baconisme » à travers le monde ne nous prouve-t-elle pas une fois de plus, suivant une heureuse expression de M. Andrew Lang, « la méfiance naturelle de la sottise humaine à l’égard du génie ? »


T. De WYZEWA.