Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/460

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

créature d’élite et qu’elle ne saurait se résoudre à certains compromis, va tout quitter pour fuir avec René Dangenne dont elle n’est pas encore la maîtresse. Elle profite d’une absence de son mari, que ses affaires retiennent à Londres. Elle partira le soir même, mais tient auparavant à faire ses adieux à quelques intimes et notamment au platonique Doreuil. Ce personnage, d’un comique inconscient, est la joie de cette pièce. Comme il est nourri de tous les classiques du romantisme, il ne songe pas un seul instant à s’apercevoir de ce qu’il y a de ridicule dans sa situation. Il n’essaie pas davantage de détourner Antoinette de sa folle résolution et de lui épargner ce coup de tête, ce malheur, cette folie, et cette honte. Elle aime, et lorsque l’amour commande, on n’a même pas le droit de résister. Dangenne a su se faire aimer, tandis que lui, Doreuil, ne sait que souffrir. Au moins qu’Antoinette soit heureuse ! C’est ce qu’il lui souhaite, et il donne aux deux amans sa bénédiction.

Maintenant la nuit est venue. Antoinette est prête, elle a réglé ses menues affaires de cœur, elle n’a plus qu’à rejoindre Dangenne qui l’attend en automobile à la petite porte du parc ; elle sort ; et naturellement, à peine a-t-elle fait trois pas dans l’avenue, la première personne qu’elle rencontre, c’est son mari. Elle ne l’attendait pas ; mais comme nous l’attendions ! Et comme nous étions sûrs qu’il ne pouvait manquer d’arriver juste à point. Il arrive, dans quel état ! Consterné, navré, défait, vaincu. Ce voyagea Londres a été désastreux. C’est là que Sabrier a fait ses derniers appels de fonds. Toutes les bourses se sont fermées, toutes les mains se sont retirées. Il est à la veille de la catastrophe. En présence du désastre de son mari, Antoinette peut-elle mettre à exécution son projet de fuite ? Sa noblesse d’âme proteste contre une telle pensée. Elle signifie à Dangenne qu’elle ne part plus. Seulement, comme elle lui doit une compensation, elle se donne à lui sur l’heure et sur place. — C’est par ce chemin qu’on nous amène à la situation dramatique que nous avons résumée d’abord, attendu que sans elle la pièce perdait tout intérêt et n’eût pas valu d’être mentionnée.

Ces jeux de la passion fatale et de l’amour échevelé nous paraissent aujourd’hui de terriblement vieux jeux. Nous avons cessé de trembler devant leur sombre beauté. Antoinette n’est pour nous qu’une malheureuse, dénuée de toute espèce de sens moral, et nous en voulons à l’auteur de lui avoir témoigné quelque sympathie. Certes, le mari d’une telle femme est à plaindre, et nous ne demanderions pas mieux que de reporter sur l’infortuné Sabrier toute notre compassion.