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d’accidens. Buloz lui-même est au lit depuis quinze jours, pris dans tous les membres, et incapable de tout soin : on craint qu’il n’en ait pour des mois. En attendant, le gouvernail flotte un peu : c’est fâcheux en cette crise politique. Pour la littérature, nous y subvenons à qui mieux mieux.

« C’est en partie cette disette qui m’a fait donner avant-hier pour la Revue de Paris d’aujourd’hui quelques imitations en vers et sonnets de Lausanne, ces petites pièces d’Uhland, vues à travers Lèbre, les vers à la Société de Zofingue, les sonnets sur le lac et la bise, et celui à Madame[1]


Il est doux, vers le soir au printemps qui commence…


en un mot, tout un petit bouquet de Lausanne que vous pourrez respirer cette semaine dès qu’il y sera revenu. S’il y a parfum, ce sera votre pensée. En quelle année donc le major Davel a-t-il été exécuté ? Question à Olivier l’historien.

« Chez Marmier, l’autre jour, nous avons eu le petit punch. Les dames ont manqué ; décidément, dans sa mansarde, c’eût été trop compromettant. Nous nous en sommes passés. Nous avons dit des vers, petits, courts, vifs, comme le punch qu’à petits coups, nous buvions. Brizeux en a dit de jolis, pareils à des fleurettes franches et sauvages qu’une chèvre d’Arcadie irait mordre aux fentes des rochers. En qualité de Grec par le goût, il est, à un certain moment, entré dans une violente colère contre le Nord, et contre les sapins. Un Russe qui était là, M. de Tourgueneff, a répondu ; nous avons plaidé pour le Nord, et tout d’un coup Marmier allant à un rayon de sa bibliothèque y prit le livre des Deux Voix ; alors j’ai lu le Sapin à Brizeux, qui s’est déclaré désarmé : il a aimé surtout le sang rose[2].

« Voilà nos fêtes ; elles ressemblent aux vôtres, poésie, amitié, souvenir des absens.

  1. Toutes ces pièces figurent au tome II de ses Poésies complètes.
  2. Voici cette pièce du Sapin qui, dans son temps, fut très populaire.
    LE SAPIN

    Ainsi qu’une grande pensée
    Qui féconde un cœur désolé,
    Sur la cime étroite, élancée,
    Se dresse un sapin exilé.

    Jouant avec leur chevelure,
    Le vent seul arrache un murmure
    A ses rameaux, fléchis en vain,
    Car nul oiseau ne les caresse,
    Et la voix des forêts sans cesse
    Roule autour d’eux son chant lointain.
     
    L’arbre a grandi, fier et sublime,
    Sur son piédestal glorieux,
    N’aimant que l’aigle de l’abîme,
    Le soleil, la neige et les cieux.
    Il buvait la tiède rosée,
    Les parfums qu’à l’herbe embrasée
    Enlève un souffle humide et frais ;
    Et d’air pur baignant ses feuillages,
    Il s’enveloppait de nuages
    Afin de s’endormir en paix.

    Parfois, sur la couche glacée
    Où tombent ses fruits résineux,
    Une empreinte rouge est tracée ;
    Des ours la laissent après eux.
    Ce sang vermeil comme la rose
    Sous les vents de la nuit éclose,
    Est la seule fleur du rocher :
    Mais lorsqu’il paraît sous ses branches,
    L’arbre y jette ses barbes blanches,
    Et semble vouloir le cacher.

    II hait aussi l’épervier sombre,
    Quand il vient, d’un vol tournoyant.
    Enlacer sa tige dans l’ombre,
    Ou mesurer son front géant.
    Au battement confus des ailes
    Il mêle des plaintes nouvelles,
    Et, froissant ses dards à grand bruit,
    Il dresse ses bras, les balance,
    Frissonne, et mugit, et s’élance…
    Épouvanté, l’oiseau s’enfuit.

    Pourquoi souffrirait-il l’approche
    De quelque habitant du vallon ?
    Il doit vivre seul sur sa roche,
    Que le temps lui soit court ou long :
    Il doit tout ignorer du monde ;
    Et sans une voix qui réponde
    A ses vagues appels d’amour,
    Il faut qu’il vieillisse et supporte
    Ce que chaque an nouveau rapporte,
    Et les tourmens de chaque jour.

    Aussi, roidissant son courage,
    Il revoit toujours, au matin,
    Bondir l’avalanche sauvage
    Qu’éveille un murmure incertain.
    Il entend le glacier sonore
    Longtemps après gronder encore,
    Imitant la foudre en courroux ;
    Et sur la cascade troublée,
    Quand tombe une roche écroulée,
    Il sait ce que font de tels coups.

    Ne le plaignez pas, si la terre
    A fui son abri soucieux.
    Il est malheureux, solitaire,
    Oui ! mais sa tête est près des cieux.
    Qui sait quelle haleine bénie,
    Ou quelle enivrante harmonie
    A parfois bercé son sommeil ?
    Ah ! pour lui les anges peut-être
    N’ont pas dédaigné d’apparaître
    Dans un blanc rayon du soleil.

    Un jour, luttant avec l’orage
    Qui tourmentait ses longs rameaux,
    Il gémit, et d’un cri sauvage
    Salua des destins nouveaux,
    Car la nue, agitant ses ailes,
    Sur lui jetant des étincelles,
    Semblait un céleste envoyé.
    Et l’embrassant avec furie,
    L’arbre au tonnerre se marie ;
    Puis il retombe foudroyé.