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mais que, résidant sans doute en la forme, elle la dépasse et pour ainsi dire la déborde ; qu’elle consiste essentiellement dans le rapport que la musique soutient avec la pensée, avec la passion, avec l’âme, avec la vie, voilà la fondamentale et la suprême vérité. Notre jeune confrère l’a prise ou reprise chez l’un des plus grands de nos devanciers et de nos maîtres. Elle domine et je dirais volontiers qu’elle absorbe toutes les autres. Et si toutes les autres devaient s’oublier un jour, il suffirait peut-être de défendre et de sauver celle-là pour empêcher l’esthétique musicale de périr.


IV

Mais « la cause ! la cause ! » Voilà le mot que, dans les crises de sa pensée comme de sa passion, l’homme redira toujours, en vain. Quand Aristote s’est demandé : « Pourquoi les sensations auditives exercent-elles une action morale ? » nous l’avons entendu répondre :


Parce que les commotions produites par l’audition musicale conduisent à l’action ; or, les actes sont une manifestation de l’état moral… Parce que les rythmes et les successions mélodiques sont des mouvemens tout comme les actions.


Au fond, qu’était-ce autre chose que répondre de biais, ou plutôt à demi ? Le lien entre la matière et l’esprit ou le passage de l’une à l’autre, le pouvoir mystérieux de la musique, l’effet des vibrations de l’air sur notre sensibilité, voilà le fait qu’un Aristote même a reconnu, proclamé, sans le comprendre. Ainsi, derrière tant de problèmes qu’il a résolus, il en a rencontré un, le plus grave, le plus obscur, qu’il n’a pu que poser. Ce dernier secret, depuis des siècles, et pour tous les siècles sans doute, demeure impénétrable. Artistes ou philosophes, souvent l’un et l’autre à la fois, de grands penseurs ont pensé beaucoup à la musique, ou beaucoup pensé d’elle ; ce qu’elle est échappera toujours à la pensée. Pour les plus croyans, pour les plus fidèles, le dieu qu’ils servent et qu’ils aiment restera le dieu inconnu.

Camille Bellaigue.