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plomb. Les Anglais réagissent : ils jouent aux échecs et lisent leurs romans. Le capitaine réveille rudement les hommes de barre. Mais sur le pont supérieur, chargé d’humanité asiatique, dorment les Chinois parmi leurs chinoiseries : les bols et les boîtes ciselés d’oiseaux, de lunes dans les nuages. Et somnolent aussi les beaux religieux, raides et graves dans leurs draperies couleur d’or. Les petites passagères birmanes se taisent à ces mornes heures de la journée, tapies en bandes comme des rangs de brillans bengalis assoupis sur leurs perchoirs. Des bouffées brûlantes passent…

A la halte du soir nous retrouvons toujours le même petit village sous l’incendie du ciel où les palmes sont noires. Le même petit village, et les mêmes petits autels où des lumières brésillent dans le crépuscule, et les mêmes postures des petits fidèles qui semblent aussi les mêmes…

Mais plus monotone que tout, plus monotone que le cri des sondeurs est le défilé, tout au long de ces journées, des pagodes pareilles : flèches d’or entre les têtes des palmiers, cônes de pierre accrochés à toutes les éminences. C’est un surprenant semis qui s’égrène des deux côtés, suivant une bande que j’imagine étroite et toute en longueur, une sorte de voie lactée déroulée du haut en bas de la céleste Birmanie. Parfois cela se concentre, cela se serre et s’agrandit en masses denses qui sont les cités mortes. La plus étonnante de toutes est cette Paghan où depuis le XIIIe siècle les hommes ne vivent plus. Y eut-il jamais capitale religieuse comparable à celle-là ? La Thèbes antique eut des monumens plus vastes, mais non pas si nombreux.

Elle nous apparut le second jour ; nous pûmes descendre à terre et regarder de près quelques-unes de ses dagobas ; mais, presque tout de suite, il fallut se remettre en route et leurs légions se mirent à défiler devant nous. Sur une longueur de treize kilomètres, sur une profondeur de huit, ils se pressaient, les grands temples, contemporains du haut moyen âge, quelques-uns des tout premiers siècles de notre ère, posés sur des assises de forteresses, aveugles, sans aucune ouverture, puissans de lignes et graves comme toutes les œuvres d’art des ferventes époques archaïques. Un prodigieux troupeau de mastodontes surpris tous ensemble par quelque cataclysme et retrouvés sur cette berge ; vraiment des créatures fossiles, d’une vétusté notre et rugueuse, des monumens d’un autre âge et d’un autre monde,