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bonbonnière, des sucreries très douces après l’acre bétel ; — reprendre enfin le grand cigare à demi fumé que tient le serviteur, le remettre aux maigres doigts distraits et gratter une allumette, — tels sont les divers temps de cette besogne qui n’arrête pas les caquets, se poursuit en cycle et, du matin au soir, rythme le cours inutile des heures.

De temps en temps, la noble personne se lève pour faire quelques pas ; le bord de son pagne historié s’entr’ouvre à peine ; on aperçoit le bas d’une jambe très jaune que chausse magnifiquement le rouge velours des belles mules. A sa suite trottinent les petites servantes. L’homme aussi est auprès d’elle, l’abrite, en suivant tous ses pas, d’un parasol de papier, — pure cérémonie, car le spar-deck nous couvre de son ombre. Une main se tend, un doigt montre l’eau, la rive, le vol rose d’un flamant : ensemble ils se mettent à rire, — pourquoi ? nous ne le devinons pas.

Ils restent entre eux ; on sent des relations vivantes, humaines, des habitudes en commun, des liens sociaux qui ne furent pas inventés hier, un groupement heureux et naturel, fondé sur une tradition patriarcale et qui fait partie de l’antique vie de ce pays. Cette noble personne birmane et ses gaies suivantes agenouillées autour d’elle dans leurs élégans atours, — on dirait une vieille princesse de l’antiquité homérique, servie suivant l’étiquette par ses filles et ses nièces.


Nous approchons des estuaires ; à mesure que l’on descend, se ternit l’éclat du ciel et des végétations ; les panaches de cocotiers s’avaguissent dans une buée de plomb ; les rubans bleus des collines ont fini de circuler au loin. A présent, c’est le royaume du riz, une plaine rase après la moisson. Elle s’étend infinie, d’un seul ton sombre et fumeux sous la torpeur du soleil, — une étendue morte inscrite dans la blanchoyante coupole vaporeuse.

Depuis cinq jours glissent et s’enfuient ces campagnes, — cinq jours si monotones et simples que c’est derrière nous comme un vide lumineux où le souvenir ne trouvera rien que le retour de trois ou quatre images. En elles se résume toute cette navigation. Si constamment répétées, elles sont entrées pour toujours dans le fond obscur de l’esprit. En les