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Autour de nous, à nos pieds, c’est le champ multicolore et clair que font les milliers de têtes serrées : carmin, rose et safran des turbans-écharpes et des fleurs piquées dans les cheveux de femmes. Et tout ce peuple est muet, attentif au spectacle de la danse, de la danse nationale qui ne ressemble à aucune autre, qui vient du fond des siècles et rend un peu visible, sans nous le faire comprendre, le dessous atavique et mystérieux de ces âmes d’Indo-Chine.

Vaguement, au rythme des gestes et de la musique étranges, nous achevons de nous griser dans cette trouble atmosphère, la tête déjà passablement brouillée par la confusion de cette nuit, par tant de bruits et de foules, par la vision des bêtes fantastiques en marche, — les plus fondamentales de nos idées européennes confondues par ce carnaval en l’honneur de la Mort.

Mystérieusement solennelle et grimaçante est cette danse, comme tout ce que j’ai vu de l’art de ce vieux pays. Solennité du costume à faire rêver un Gustave Moreau. Etoffes d’or, d’argent et de soie blanche serrant étroitement la jeune forme ondulante ; tiare aiguë comme celle des dieux, couronnant la blême face peinte ; cornes étagées que projettent les basques de la tunique et les lames de la robe, — c’est le prototype des mystiques figures que l’art birman répète depuis des siècles aux murs des monastères et des pagodes. Et grimace, très lente grimace, non du visage qui ne semble pas vivre, mais du corps frêle et précieux qui, sans déranger un seul pli pudique du vêtement, sans que remue seulement le bord du pagne autour des pieds invisibles, se casse en lignes anguleuses. Zigzaguent les jambes dont le genou fléchit un peu sous l’étroite gaine de soie, zigzague le torse qui se penche à droite, la tête qui se renverse à gauche, les bras obliquement écartés, — l’un en haut, l’autre en bas. Et les poignets se disloquent et les doigts se séparent, retournés dans un raidissement convulsif, et puis se mettent à remuer, à faire des choses mystérieuses, dressent leurs ongles d’or, leurs longues griffes acérées comme la tiare, comme les rigides volans de la robe, comme toutes les pointes convexes par où se termine l’étrange et délicate figure.

Et maintenant les cadences de l’orchestre s’accélèrent, et voici que saisie, galvanisée à son tour, la tête hoche sur le cou, horizontalement, par saccades, comme pour s’en détacher. Mais les traits restent morts, la fente des paupières tendues sur le blanc