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pièces qui atténuaient sa responsabilité, aucune des lettres, aucun des ordres qu’il avait reçus du quartier général. Le jugement leur enleva à tous leurs grades et leurs décorations. De plus le général Dupont était tenu de ne jamais résider à moins de vingt lieues de la résidence impériale. L’Empereur, aggravant la peine, le fit incarcérer au fort de Joux, puis de là à la citadelle de Doullens.

Tels étaient les procédés de la justice impériale. Comme pour le duc d’Enghien, ce n’est pas un jugement ; c’est une condamnation voulue et prononcée d’avance. M. le lieutenant-colonel Titeux s’en étonne et y trouve une preuve de l’hostilité personnelle que l’Empereur nourrissait contre le général Dupont. La preuve de cette hostilité n’existe nulle part. Ne rapetissons pas la question. Il s’agit de tout autre chose, de la fortune même de l’Empire. Au moment où, Napoléon, à l’apogée de sa puissance, remanie la carte de l’Europe, où, après de prodigieux succès, il installe les membres de sa famille sur les trônes qu’il a rendus vacans, lorsque les rois et les peuples s’inclinent devant sa volonté souveraine et le proclament invincible, voici que tout à coup la nouvelle se répand que l’armée française, une de ces armées qui ont vaincu l’Autriche, la Prusse et la Russie, qui sont le symbole même de l’honneur et de la gloire militaire, vient de capituler, et devant qui ? Devant une nation qui ne compte pas aux yeux de l’Empereur, qu’il considère comme la proie naturelle de son ambition : la nation espagnole. Entrons un instant dans la pensée du maître, représentons-nous l’effet que dut produire, sur un esprit si plein de sa grandeur présente et future, l’annonce que les soldats d’Austerlitz et d’Iéna avaient mis bas les armes devant des paysans et des bandits espagnols.

Il ne réfléchit pas, il ne s’informe pas, il ne cherche pas à faire équitablement la part des responsabilités. Il voit rouge, il se sent à la fois humilié et menacé. Quel parti ses ennemis ne vont-ils pas tirer contre lui de cette aventure ? N’est-il pas démontré désormais qu’il y a une limite à sa toute-puissance, qu’il n’a pas pour toujours enchaîné la fortune ? N’est-ce pas aussi la révélation de ce qu’il y a de dangereux pour lui dans la guerre d’Espagne ? Pour nous qui connaissons l’avenir, c’est le glas funèbre qui commence à sonner. Les 17000 victimes de Baylen ne sont que l’avant-garde des centaines de milliers de soldats