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belle taille, droite et haute ; beaucoup de soin dans son habillement, toujours noir ou bleu foncé ; les cheveux arrangés avec goût et d’une manière conforme à son âge ; enfin une figure expressive, avec des yeux bruns, à la fois doux et pénétrans. Il embellit beaucoup quand il parle, et alors on ne peut trop la regarder. Il cause de tout, a toujours quelque anecdote à raconter, et n’impose nullement par sa grandeur ; il est sans prétention, comme un enfant. » Gœthe faisait souvent la lecture ; le Prince constant de Calderon occupa plusieurs soirées. « Il nous ravit tous, écrit Johanna Schopenhauer à son fils (le 23 mai 1807), quoiqu’il ne lise pas selon les règles de l’art. Il s’anime trop, il déclame, et, dans les scènes de combat, c’est un tapage comme à Drurylane. Il joue chaque rôle, quand le rôle lui plaît, aussi bien qu’il est possible de le jouer en étant assis. Les beaux passages lui font à lui-même une très vive impression ; alors il les explique, les relit, y ajoute mille choses encore plus belles. Bref, c’est un être unique, et malheur à qui voudrait l’imiter ! Mais il est impossible de le voir et de l’entendre sans l’admirer. Et comme tout cela va bien à sa figure et à toute sa manière d’être ! Avec quelle grâce supérieure il s’en acquitte ! Il a quelque chose de si simple, de si enfantin ! Ce qui le frappe, il le voit aussitôt devant lui ; à chaque scène il ajoute le décor. Bref, je souhaiterais que tu pusses l’entendre une fois[1]. » Ce que ces jugemens de Johanna Schopenhauer sur Gœthe ont d’intéressant, c’est le trait caractéristique sur lequel elle insiste en toute circonstance, la simplicité, la naïveté enfantine, qui nous font voir un Gœthe intime, tout différent de l’Olympien qu’on se représente d’ordinaire.

Ce qu’elle ne savait pas, c’est qu’en parlant ainsi, elle était la plus imprudente des mères. Arthur Schopenhauer n’avait pas besoin qu’on lui fît une si vive peinture des délices de Weimar pour prendre de plus en plus le négoce en aversion. Irrésolu comme il était, il souffrait sans pouvoir s’arrêter à un parti, et il se résignait en maugréant. Il avait dix-neuf ans : se mettrait-il encore sur les bancs du gymnase ? Le 28 mars 1807, il écrivit une lettre plus pressante à sa mère, où il lui exprimait ses inquiétudes[2]. Elle y répondit le 28 avril suivant, après avoir

  1. Düntzer, Gœthes Beziehung zu Johanna Schopenhauer und ihren Kindern, dans : Abhandlungen zu Gœthes Leben und Werken, 2 vol. Leipzig, 1885 ; au 1er vol.
  2. Cette lettre est perdue, comme toutes celles que Schopenhauer écrivit à sa mère ; elle-même les détruisit. Quant aux lettres qu’elle lui adressa, elle les lui redemanda, lorsqu’en 1837 elle commença la rédaction de ses Souvenirs ; ce qui en a été conservé se trouve dans la succession du professeur Düntzer, mort le 16 décembre 1901.