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où elle ne manque aucune occasion d’intercaler une anecdote plaisante, vraie ou inventée ; ensuite le Journal qu’Arthur rédigea sur la demande de ses parens ; enfin les lettres que la mère adressait à son fils quand les voyageurs se séparent. Ils passent six mois dans la Grande-Bretagne, et, pendant que les parens vont faire une excursion dans la région des lacs et en Écosse, le fils est laissé dans une pension à Wimbleton près de Londres, pour apprendre l’anglais ; il arrive, en effet, à le parler assez couramment pour faire illusion sur sa nationalité. Mais ce qui le choque, lui qui avait été habitué à l’urbanité des mœurs françaises, c’est le formalisme anglais et surtout « l’infâme bigoterie. » Sa mère le redresse là-dessus. Le 19 juillet 1803, elle lui écrit : « Il faut que tu sois plus accueillant que tu n’as l’habitude de l’être. Toutes les fois que deux hommes se rapprochent, il faut que l’un fasse le premier pas ; et pourquoi ne serait-ce pas toi, qui, quoique le plus jeune, as l’avantage d’avoir été mêlé de bonne heure et souvent à des étrangers, et par conséquent de n’être retenu par aucune espèce de timidité ? J’admets que le ton cérémonieux te frappe, mais il est nécessaire à l’ordre social. Quoique je tienne peu à la froide étiquette, j’aime encore moins les façons rudes des gens qui ne cherchent qu’à se complaire à eux-mêmes. Tu as une propension à cela, comme je l’ai souvent remarqué avec peine, et je ne suis pas fâchée que tu te trouves maintenant avec des gens d’un autre acabit, quoiqu’ils penchent peut-être un peu trop du côté opposé. Je serai satisfaite si je puis voir, à mon retour, que tu as pris quelque chose de ce ton complimenteur, comme tu l’appelles ; car je ne crains en aucune façon que tu en prennes trop. »

Une autre fois elle lui recommande, dans ses lectures, de ne pas trop s’en tenir aux poètes : « Tu as maintenant quinze ans, et tu as déjà lu et étudié les meilleurs poètes allemands, français et même anglais, et, à l’exception de ce que tu as dû lire en classe, tu n’as lu aucun ouvrage en prose, si ce n’est quelques romans, ni aucun livre d’histoire. Cela n’est pas bien. Tu sais que j’ai le sentiment du beau, et je suis heureuse de penser que tu l’as hérité de moi. Mais tu dois bien te dire que ce sentiment ne peut pas nous servir de guide dans le monde, tel qu’il est L’utile passe avant tout, et rien ne pourrait me déplaire autant que de te voir devenir ce qu’on appelle un bel esprit[1]. » Quant

  1. W. Gwinner, Schopenhauer Leben. Leipzig, 1878.