Mais, on doit constater qu’elles le portaient allègrement, sans en garder rancune à ceux chez qui elles le soupçonnaient. Il est vrai qu’on s’efforçait de le leur dissimuler. Il en eût coûté trop cher d’offenser les populaires amies des citoyens représentans. Mieux valait ne pas manifester en leur présence les sentimens qu’elles inspiraient et, en feignant de leur conserver le respect et l’estime, s’assurer leur protection, qu’elles ne refusaient pas quand on y avait recours. Devenues des puissances, elles restaient exemptes de méchanceté, ce qui permet de dire non seulement qu’elles n’ont fait de mal qu’à elles, mais encore qu’elles firent quelque bien à autrui en usant assez souvent de leur influence pour porter aide et secours à leurs compatriotes victimes des persécuteurs dont elles s’enorgueillissaient d’être les adoratrices[1]. Le culte qu’elles professaient pour eux, quel qu’en fût le mobile, avait abouti à l’union la plus étroite, de la part d’Adèle surtout, qui considérait Hérault de Séchelles comme un dieu. Elle s’était irréparablement compromise pour lui, et, loin de concevoir des regrets ou des remords, elle rêvait maintenant de le suivre à Paris, afin de ne pas s’en séparer quand il quitterait la Savoie.
Peut-être semblera-t-il extraordinaire que l’inconduite avérée des deux sœurs durant les cinq mois que Simond et Hérault de Séchelles passèrent en Savoie n’ait pas été connue du comte de Bellegarde. C’est cependant la vérité, et nous en avons des preuves irrécusables. Après avoir vu partir sa femme et confié ses enfans à des mains amies, il avait rejoint sa légion dans les gorges du Petit Saint-Bernard, où se rassemblait l’armée sarde en vue d’un retour offensif en Savoie pour lequel le gouvernement piémontais espérait l’appui de l’Autriche. Là, lui étaient parvenues quelques lettres de la comtesse, sobres de détails, emplies de mensonges et muettes naturellement sur tout ce dont il aurait pu s’offenser ou prendre ombrage. Il ne savait donc rien et ne pouvait rien savoir, personne n’ayant osé lui
- ↑ Au mois d’octobre 1793, les nobles de Savoie qui étaient emprisonnés à Grenoble furent ramenés à Chambéry et mis en liberté. On attribua cette mesure de clémence à Philibert Simond et à Hérault de Séchelles, influencés par les dames de Bellegarde. Joseph de Maistre écrivait au marquis de Sales : « Supposez que la rare humanité de ces souvenirs ait été aidée par quelque tripot bienveillant de Hérault de Séchelles avec Aurore de Bellegarde, on comprendrait un peu la chose. » Il est à remarquer que Joseph de Maistre, mal informé, attribuait à la plus jeune des deux sœurs le rôle qu’en réalité jouait l’aînée.