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si grand que l’homme ne puisse pas trouver une parole plus efficace, on ne peut ajouter à ce pouvoir qu’en répétant cette formule, et le dévot bouddhiste se fatigue d’autant moins de la répéter qu’il appartient à une race où l’élan original de l’individu est rare, où la vie personnelle se moule entièrement suivant le type ethnique et national, où l’esprit n’est façonné que par les automatismes de l’éducation traditionnelle et surtout de l’hérédité. Des âmes cristallisées dans leurs formes de sentimens et de pensée, comme les insectes dans leurs instincts.

Nulle part cette radicale sécheresse ne m’est apparue comme devant l’extraordinaire groupe de monumens que l’on appelle les sept cent vingt-neuf pagodes. Autour d’une grande cloche centrale, sept centaines de petites pagodes se groupent plus semblables les unes aux autres que des huttes de castor, toutes blanches, hautes de trois mètres ; et dans chacune on ne trouve rien qu’une froide stèle répétant toujours le même texte sacré. Mais ce qui consterne comme une manifestation colossale et morne de manie radotante, c’est la méthode qui préside à l’ordonnance de ces nombres. Des files parallèles de cinquante édicules à intervalles égaux ; ces files alignées en séries, l’ensemble mettant sur la vaste plaine, entre les sombres masses de végétations tropicales, la blancheur crue d’un quadrilatère précis. L’Européen y pénètre avec curiosité, mais, à peine entré, l’ennui, la divinité léthargique de ce lieu, la seule dont il sente ici la présence, le saisit et l’accable. Il ne franchit un rang que pour en voir un autre, identique et muet, se dresser à son tour ; il avance entre ces lignes, et les cloches blanches paraissent se multiplier comme en rêve. De tous côtés fuient leurs perspectives, les droites que l’on voit d’abord, et les obliques qui se révèlent à mesure qu’on s’enfonce dans ces profondeurs, ne conduisant à rien qu’à d’autres rangées transversales où celles-ci sont enfermées. Pas une herbe dans ces allées, et rien n’y apparaît du paysage environnant. Un silence, une solitude absolus, et partout, en enfilades irradiées dont le centre se déplace avec nous, la présence innombrable, opprimante du même monument mort dont on ne sait pas le sens. On s’arrête, on cherche ce sens, on cherche le pourquoi de cette monotonie accablante et voulue, et l’on ne trouve rien. Devant cette obsession réalisée dans l’espace, on se sent stupide. L’effet bouddhique est produit. Le vide se fait dans l’esprit. C’est l’état parfait. On y arrive ici à regarder