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Lentement, pour regagner les escaliers, nous traversâmes une dernière fois la grande terrasse. Dans la nuit où les choses révèlent leur âme, invisible à la clarté du jour, une dernière fois nous avons scruté, questionné les architectures bizarres, tous les cônes, toutes les pointes, toutes les cornes, tous les mâts où volent et dansent et se cambrent et s’étirent les aériennes figures. On sentait bien que cela était religieux, chargé de profond rêve humain, que des générations avaient essayé de mettre en ces formes quelque chose de leurs effrois, de leurs songes, de leurs espoirs, d’y projeter leurs rythmes originaux de vie, un peu de leur propre essence. On sentait cela, mais on ne comprenait pas exactement le sens singulier de ces choses ; on ne savait pas reformer en soi par sympathie l’émotion qui les avait créées. Cela restait bizarre ; on demeurait étranger.

Au pied d’un grand mât, une lampe éclairait trois figures, trois statues de bois antiques, et que le temps avait noircies. Dans leurs robes étroites comme des cottes de mailles et qui les étreignaient jusqu’aux chevilles, elles s’allongeaient, hiératiques, rigides, extraordinairement grêles comme les saintes du porche de Chartres. Leurs têtes étaient mitrées, leurs faces obscures, leurs mains se joignaient devant elles en tombant avec simplicité. Elles se penchaient à peine, toutes les trois, vers une grave statue agenouillée à leurs pieds, et qui ne ressemblait à rien qu’à un grand chevalier en extase de Mantegna. Elles se penchaient à peine, les paupières fermées, et leur sourire ne laissait pas échapper leur secret.


MANDALAY

10 février.

De Rangoon à Mandalay, deux cents lieues que nous franchissons d’un trait, par chemin de fer. La nuit nous prend dans les infinis du Delta où nous filons comme en mer, en ligne absolument droite, sous une lune énorme et basse, — sans voir un objet qui fasse saillie sur la noirceur de l’étendue.

Au matin, nous sommes loin des rizières. La pure aurore de paradis, et toute rose sur la forêt primitive ! Partout le frais éclat des palmes, reines au-dessus des fourrés, et de grandes fleurs, d’hibiscus, de bougainvilléas, et tant d’autres dont je ne sais pas les noms, qui donnent à la jungle des aspects de grande