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trouvâmes les libres ardeurs du crépuscule, menaçantes, et qui semblaient toutes prochaines. Silencieusement allumées, elles avaient transfiguré le paysage.

L’Orient était mort, d’un bleu terne et très tendre de nuit où des astres s’allumaient déjà. Mais de l’Occident un effluve rouge s’élevait jusqu’au hti de la haute pagode, — une auréole qui sortait d’un vide clair par une insensible naissance, se suspendait à trente degrés au-dessus de l’horizon, et, rose vers le bas, lucide comme du cristal, s’empourprait en montant, s’épaississait au zénith en une vapeur somptueuse. Et, de minute en minute, cela devenait plus sombre, à force de se charger de couleur ; cela se muait en lumineux violets, mais cela demeurait là, comme une gloire trouble dans la nuit, entre les noires franges des cocotiers.

Rien ici qui étonne autant que cette large et rouge lueur, venue on ne sait d’où, à l’heure où le ciel est déjà nocturne. C’est en mer, au sud d’Aden, qu’elle nous est apparue pour la première fois, et chaque soir, maintenant, une brève angoisse nous étreint à la voir revenir. Comme, soudain, on perçoit l’étrange latitude ! Frisson rapide, obscur, de tout l’être, au soin d’une nature, de forces inconnues ; émoi presque voisin de crainte. Sans doute, les plus profondes de nos habitudes organiques, celles que nous tenons de tous nos ancêtres sont déconcertées par ce crépuscule où le jour finit d’une façon que nous ne connaissions pas, puisque le soleil plonge ici tout droit, sans oblicité, sous l’horizon. Point de nuage, aucune fumée qui donne un corps à cette pourpre enflammée. Là où elle se joue, l’espace, tout à l’heure, n’était que vide et qu’azur. C’est du profond de l’éther qu’elle semble affluer, cette pourpre, comme en haute Égypte le rose du « second rayon, » mais combien plus abondante, plus intense, en ces régions excessives ! Dans le bleu terne de l’Orient, la dernière onde violacée ne vient pas mourir en insensible dégradation ; c’est un flot épais qui s’y limite, y flue, y coule, s’y effrange comme de la vapeur en mouvement.

On se sentait très loin, dans un autre monde, et l’on ne s’étonnait plus de l’humanité, des religions étranges. On cessait de songer aux hommes de cette terre indo-chinoise, à leurs rêves ; on ne regardait plus les bouddhas sur la terrasse ni les petits fidèles. Sous cette muette passion du ciel, les objets de la terre avaient perdu leur vie. De vie, il n’y en avait plus que là-haut,