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des mystérieux esprits que figurent les grands chats de plâtre, gardiens de ce tunnel. Et, sans doute, ces bibelots sont aussi des amulettes contre les animaux terribles de la campagne birmane, comme Monsieur tigre, par exemple, car, parmi les acheteurs qui se pressent autour de ces échoppes, je vois surtout de pauvres paysans de la rizière et de la jungle et, çà et là, d’étranges et barbares pèlerins, en bottes, en rudes étoles rouges et noires qui leur tombent du cou, les sauvages montagnards venus des États Shans pour adorer les reliques enfermées dans la Shwe-Dagohn. Quel contraste entre leur lenteur rustique, leur pesante gaucherie et l’aisance des petites vendeuses qui, prestement, font gambader au bout des ficelles, désarticulent bêtes et pantins sous leur nez !

Dans le frôlement des soies roses et des pieds nus, nous montons avec les fidèles qui vont psalmodier leurs prières du soir ; des jeunes femmes, surtout, et de petits enfans. Nous montons dans l’ombre bleue, entre les étalages naïfs où l’on vend aussi tous les menus objets gracieux du culte : les suaves monceaux de jasmin, les jaunes et rouges guirlandes satinées d’où montent les trop molles, les trop extatiques odeurs propres aux temples d’Asie, — et des fleurs en brochettes aussi, au bout de bâtonnets que nous tendent des fillettes de dix ans, et des fleurs de papier, et des baguettes d’encens et de coûteuses feuilles d’or pour « s’acquérir du mérite » en les collant à la base de la grande pagode qui, de siècle en siècle, devient ainsi plus épaisse. Et des cierges peinturlurés que l’on pique devant les saintes images pour gagner des grâces et mêlera l’ivresse de l’encens, des fleurs, ce rayonnement jaune des cires sur les autels, entre des surfaces dorées, cette vie intime et mystique des lumières dont les cœurs bouddhiques, comme les nôtres, savent les influences. Et des chapelets pour égrener les litanies, et des drapeaux de prières, et des gongs et des triangles de cuivre pour appeler l’attention des puissances invisibles. Et, frôlées par les groupes qui montent et descendent, toutes ces plaques suspendues se balancent, s’entrechoquent : c’est une tintinnabulation babillarde qui nous suit et nous entoure dans notre ascension rude, — l’âme même de ce délicat peuple puéril, dirait-on, son âme qui monte en un bruissement clair, parmi les fleurs, les joujoux, les croquemitaines, les bêtes de conte bleu, sous les images d’enfer et de paradis naïfs, parmi toutes les créatures de son propre rêve, vers la