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« Vigny ne fait rien et est réputé ne plus pouvoir rien faire ; chaque fois qu’il voit Buloz, il lui dit : « Je travaille beaucoup, vous serez effrayé de la quantité de manuscrits que je vous porterai bientôt, » et Buloz rit tout haut de son rire qui n’est poli que parce que Vigny ne le comprend pas.

« Adieu, adieu. Je reprendrai bientôt mes nouvelles ; vous savez celles du cœur, qui ne changent pas.

« Je vous embrasse tendrement, mes chers amis. »


Ce lundi 18 juin 1838.

« Ne comprenant pas, mes chers amis, pourquoi je n’ai pas de nouvelles de vous, je sens le besoin de vous en donner ; je suis tout déconcerté pourtant. Vous avez dû recevoir une lettre de moi, il y a huit jours. J’aurais pu avoir votre réponse tous les jours depuis jeudi, et il ne vient rien. J’ai eu le temps de recevoir une lettre de M. Doy et une autre du docteur May or : et, de votre coin chéri, je ne sais rien. — Ici, la vie m’a repris, sinon le travail encore. Mon mal de gorge persiste toujours ; je vais comme je puis avec ; j’ai eu des mouches au dos, je prends du lait d’ânesse le matin : douceur et aiguillon n’ont rien fait jusqu’à présent, il faudrait l’absolu silence.

« Dès que j’ai revu Mme de Tascher[1], elle m’a très vivement abordé en me demandant des nouvelles de Mme Olivier ; je lui ai répondu, madame, par vos souvenirs. — J’ai dîné chez elle avec M. Lerminier, M. et Mme de Montalembert, un marquis Boccella de Florence, religieux et distingué, le général Bugeaud ; vous voyez que la lanterne magique recommence.

« Mme de Castries est partie ce matin pour une campagne de six mois. Mme Récamier, qui revoit beaucoup de monde et à qui la voix va et revient au même instant avec un rayon de soleil comme une fille de l’aurore, part aussi pour la campagne, mais ce sera court. Il y avait hier à cinq heures chez elle M. de Chateaubriand, M. Ballanche, M. Ampère, une Mme Salvage[2],

  1. Se rappeler la pièce de vers que Sainte-Beuve lui a dédiée dans les Pensées d’août (Poésies complètes, t. II, p. 263, et dans laquelle il n’a fait que retraduire, suivant ses expressions, ce qu’elle lui avait elle-même raconté.
  2. Mme Salvage de Faverolles, fille de M. Dumorey, consul de France à Civita-Vecchia, lequel avait été l’un des intimes de M. Récamier. Séparée de son mari, dont elle n’avait pas eu d’enfans, elle avait acheté près de Rome une vigne et une maison où elle donnait parfois des fêtes. « C’était, dit Mme Lenormand dans ses Souvenirs, une grande femme dont la taille était belle, mais sans grâce, les manières raides, le visage dur, les traits disproportionnés. Elle avait de l’esprit, mais cet esprit ressemblait à sa personne : il était sans charme et sans agrément. Elle avait de l’instruction, de la générosité, une grande faculté de dévouement et la passion des célébrités. »