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Moi, je n’attends que la paix pour passer ou Grèce, et je compte prendre mon chemin à travers l’Italie. Si j’étais riche, j’aurais été d’abord à Venise en attendant mieux. Je n’ai trouvé d’autre moyen pour ne pas mourir de chagrin, que de me plonger dans l’étude selon le conseil de Cicéron. Quand l’imagination vous dévore, c’est un assez bon moyen que de la jeter dans des in-folio poudreux, et dans le déchiffrement des langues : il faut devenir un membre de l’Académie des Inscriptions. Les voyages vaudraient mieux, mais pour cela il ne faut pas être réduit comme moi à vivre du fruit de mes éditions.

« J’espère crue vous aurez trouvé comme moi à Rome un grand apaisement de l’âme. Rien ne fait prendre son parti sur les événemens présens comme les événemens passés. Tous les siècles entassés à Rome, aujourd’hui si muets, ont été jadis bruyans comme le nôtre. Quel intérêt peut-on prendre à des choses si courtes, qui se répètent éternellement et qui vont tour à tour se perdre dans l’oubli ?

« Sauf l’honneur et (pardonnez-le-moi) sauf la religion, les événemens du monde ne méritent pas qu’on s’en occupe un seul moment. Je vous avoue que j’ai surtout senti cette vieille vérité à Rome. Aussi voudrais-je m’y fixer comme l’excellent M. d’Agincourt[1], et je conçois que si l’exil peut être supportable, c’est à Rome. Rappelez-moi au souvenir de ce patriarche des Français que vous aurez sans doute vu, et à celui de M. de Humboldt. Saluez de ma part le Capitole, et surtout visitez le tombeau de notre amie et dites-moi si vous êtes contente du monument. Parlez-moi beaucoup de vous, de vos voyages, de vos peines et de vos plaisirs, et comptez sur l’attachement de Francis.

« Place de la Concorde, au coin de la (Magdeleine, rayé) Concorde. »


« Paris, 25 mars (1805). »

Ce « grand apaisement de l’âme, » que Chateaubriand souhaitait à Mme de Staël de goûter à Rome, qu’il y eût goûté lui-même, cet oubli de soi et de sa destinée, ce muet colloque avec les siècles passés et les morts illustres, ces nobles émotions, ces glorieux souvenirs, Corinne n’y était guère sensible. Pour tout

  1. Auteur de l’Histoire de l’Art par les monumens depuis sa décadence au VIe siècle jusqu’à son renouvellement au XVIe siècle.