Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/669

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

absolue de sortir de lui-même. Béranger lui disait, un jour qu’il se plaignait de s’être ennuyé toute sa vie : « C’est que vous ne vous intéressez à personne. » Et Mme de Chateaubriand, qui était présente, de répondre avec vivacité : « C’est bien vrai ! C’est bien vrai ! »

En avril 1804, quand Necker mourut, Chateaubriand écrivit sans doute à sa fille pour lui exprimer la part qu’il prenait à sa douleur. Mais nous n’avons pas cette lettre. Ce n’est qu’en 1805 que reprend cette correspondance. Mme de Staël était alors en Italie, où elle trompait son incurable ennui et cherchait des impressions nouvelles. Chateaubriand, qui avait donné sa démission de ministre de France en Valais à la nouvelle de l’exécution du duc d’Enghien, était en proie à un vif accès de mélancolie. Réconcilié avec sa femme sur les instances de ses amis, il se débattait au milieu de graves soucis financiers : « Les embarras de ma position augmentent tous les jours, écrivait-il le 16 juillet 1804, à Mme de Custine, et je vois que je serai forcé tôt ou tard à me retirer hors de France ou en province. » Le 12 janvier 1805, il écrit à Chênedollé de venir le voir : « Jamais je n’ai été dans un moment plus noir ; nous serons comme deux cerbères aboyant contre le genre humain. » Il composait alors ses Martyrs de Dioclétien, dont il avait déjà achevé en juin 1804[1]le premier livre, et il rêvait d’aller en Grèce chercher des couleurs pour peindre avec exactitude le décor de son poème. Mais « faute d’argent, c’est douleur non pareille. » Dans cette disposition d’esprit, il écrit à Mme de Staël :


« Vous êtes au milieu des ruines où j’ai tant souffert. Vous avez visité sans doute les cendres de notre amie. Vous avez sous tes yeux le monument que j’ai fait élever à sa mémoire. Je regrette de n’être pas là avec vous. Vous auriez sans doute beaucoup de choses à me dire, et que n’aurais-je pas à vous raconter ! Je ne vous remercie point du mot que vous avez dit de moi dans la vie de votre père. Rien ne me touche plus que les sentimens d’estime et d’amitié qu’on peut me témoigner. Je fais tout pour mériter la première, vous me devez la seconde. Quant au reste, tout le monde peut dire comme Job : Dies mei fugerunt et non viderunt bonum.

« Que faites-vous, que devenez-vous, quels sont vos projets ?

  1. Lettre de Molé à Joubert du 20 juin 1804.