me quitte si souvent pour me dire que je dois le quitter. J’allais passer en Grèce au printemps, et, depuis trois mois, je ne m’occupais que des études relatives à ce dessein, mais j’arrête toutes mes courses. Il y a assez longtemps que je suis voyageur ; je veux songer sérieusement au repos et rentrer pour toujours dans mon obscurité et mon indigence première. J’ai passé désormais Je sommet de la vie ; si les trente-quatre ans que j’ai mis à monter à ce sommet me paraissent si courts, combien la descente sera encore plus rapide !
« Je me propose d’être à Paris vers le mois de janvier, car je ne veux pas quitter Rome, sans avoir ou à peu près fini le petit monument que je fais élever à Mme de Beaumont.
« Si vous conservez encore quelque bienveillance pour moi, vos lettres me seront un grand soulagement. Je suis comme un enfant qui a peur dans la solitude, et qui a besoin d’entendre au moins quelque voix amie pour se rassurer. Adieu.
« DE CHATEAUBRIAND.
« Veuillez offrir mes respects à M. Necker. »
« Rome, 24 novembre, 2 frimaire.
« Une lettre arrive par la poste sous mon enveloppe ; je l’ouvre, je reconnais votre écriture, mais celle à qui vous écrivez, madame, est partie pour l’éternité. Pauline ne vous lira plus, ne vous répondra plus. Celle qui, comme vous le dites trop bien, était la plus noble des femmes, a quitté un monde composé de bassesse, de crime et de sottise. Mme de Beaumont est morte ici dans mes bras comme une sainte (pardonnez-moi le mot), je veux dire avec un courage au-dessus des forces humaines. Je vous ai envoyé le détail de mon malheur et du vôtre à Coppet, mais je vois que vous êtes aux environs de Paris. Ecrivez pour redemander cette lettre ; je serais fâché qu’elle fût perdue. Je vous écris de mon lit, où je suis retenu par une jaunisse horrible[1], suite des chagrins de toute espèce, dont j’ai été abreuvé depuis que j’ai mis le pied sur cette terre de douleur.
- ↑ Cf. lettre de Chateaubriand à Fontanes du 23 novembre : « Je suis au lit avec une jaunisse affreuse, suite inévitable de mes chagrins. » (Pailhès, Chateaubriand, sa femme, ses amis, p. 195.)