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éloquent de son Cours de morale religieuse. Dans le même article, je parle de vos talens et des services innombrables que vous avez rendus à tant de malheureux. Dites-moi si l’on peut mieux se venger ? Je vous attaque toutefois comme vous m’attaquez ; mais jugez-moi sur l’intention, et (non) sur mes opinions qui ne sont pas les vôtres.

« Que vous dirai-je de Delphine ? Ce que vous me disiez du Génie du Christianisme. Avec des ciseaux, je ferai une Delphine pour moi. Vous voulez retrancher tous mes mystères. Je retranche la plus grande partie de votre troisième volume. Je n’aime point Léonce. Au reste, l’esprit abonde dans l’ouvrage. Ce qui me charme surtout, c’est que le malheur y est supérieurement exprimé et même si bien que je tremble pour vous. Je n’ai guère lu de pages plus touchantes que celles où vous peignez le père de Mme de Cerlebe[1] ; la scène de l’aveugle est admirable[2].

« Savez-vous bien que vous avez mis le mot le plus passionné du roman dans la bouche d’une dévote ? Je ne sais, dit Mathilde, en parlant de Léonce, si Dieu permet qu’on aime autant sa créature. Quoi que vous en puissiez dire, il n’y a que les cœurs religieux qui connaissent le vrai langage des passions.

« Je n’ose vous demander si nous vous verrons. Si vous ne venez pas ici, vous ne perdrez pas grand’chose. Je me prépare à quitter Paris au printemps, aussitôt que mes éditions nouvelles auront paru. Je vais recommencer dies peregrinationis meæ. Si je sors une seconde fois de France, je ne sais quand j’y rentrerai. Je flotte entre mille projets ; il n’y a point de désert auquel je ne songe. Tantôt je veux m’embarquer pour la Louisiane, et voir encore une fois les forêts du Nouveau Monde ; tantôt je pense à la Russie. Ah ! si on pouvait transporter tout ce qu’on aime dans un coin ignoré du monde, et fonder, dans une retraite agréable, une petite colonie d’amis ! Cela sent le roman, il est vrai, mais les idées romanesques en valent bien d’autres, puisque dans le monde on n’a que le choix des folies : folies sages, folies folles, folies nobles, folies basses, etc.

« Adieu, voyez si vous voulez enfin m’écrire, et si vous retrouvez au fond de votre cœur un peu de votre ancienne amitié pour moi. »

  1. Cf Delphine, tome III, p. 93. Portrait enthousiaste de M. Necker. (Édition de 1820 dans les Œuvres complètes.)
  2. Ibid., tome II, pages 105 et suiv. Il s’agit de M. de Belmont.