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S’il en faut croire Chateaubriand lui-même, l’affaire avait été chaude ; ses ennemis avaient entassé obstacles sur obstacles ; on avait voulu lui mettre les « mathématiciens » à dos, lui aliéner l’esprit du Premier Consul. Il exagère. Quel était donc cet « horrible article » de l’abbé Morellet ? Tant de noirceur entrait-il dans l’âme de ce vieil homme de lettres ? Ruiné par la Révolution, pensionné par Chaptal, protégé par Fontanes et devenu son collaborateur au Mercure, Morellet n’était pas ennemi du christianisme ; mais, comme il était naturel à son âge, il était resté attaché à la philosophie du XVIIIe siècle et à son style. D’ailleurs, il ne manquait pas de goût, et ses Observations critiques sur le roman intitulé : Atala avaient relevé un certain nombre de locutions bizarres, que Chateaubriand s’empressa de faire disparaître dans les éditions postérieures. Cette fois, dans le Journal de Paris (30 messidor-19 juin), il avait pris à partie Chateaubriand, à propos d’un article que celui-ci avait fait paraître quinze jours auparavant dans le Mercure (16 messidor-5 juin), sous le titre : De l’Angleterre et des Anglais. Dans cet article, Chateaubriand avait assez maladroitement attaqué les mathématiques et les sciences en général : « Les Anglais, écrivait-il, estiment peu l’étude des mathématiques, qu’ils croient très dangereuse aux bonnes mœurs, quand elle est portée trop loin. Ils pensent que les sciences dessèchent le cœur, désenchantent la vie, mènent les esprits faibles à l’athéisme et de l’athéisme à tous les crimes. Les belles-lettres, au contraire, rendent nos jours merveilleux, attendrissent nos âmes, nous font pleins de foi envers la Divinité et conduisent ainsi par la religion à la pratique de toutes les vertus. » Toute l’atrocité de Morellet consistait à relever ce singulier passage ; il s’étonnait qu’on pût dire que les sciences n’étaient pas en honneur dans un pays qui avait produit Newton, Jurin, Simpson, Maclaurin, Bradley, Price ; il faisait remarquer que, au contraire, parmi ceux qui s’étaient couverts de sang dans notre Révolution, il y avait, suivant le langage du temps, quelques disciples des Muses : Fabre d’Eglantine, auteur de plusieurs comédies, Laignelot, auteur à d’Agis ; Collot d’Herbois, Ronsin, Saint-Just, etc. Il était donc tout à fait injuste d’attribuer aux sciences les malheurs de la Révolution ; la poésie en avait sa bonne part ; et Morellet terminait en rappelant à Chateaubriand le précepte d’Horace :


Scribendi recte sapere est et principium et fons.