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nuage était dissipé. Mais en réalité, malgré la vive affection qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, jamais l’amitié ne sera complète. Ils diffèrent trop par leur origine, leurs croyances, l’atmosphère où ils vivent. Quel rapport entre la femme-philosophe, alors fort incrédule, enthousiaste des idées du XVIIIe siècle et de la Révolution, et ce petit gentilhomme breton, qui rêve de restaurer la foi catholique et monarchique dans les âmes ? L’amitié suppose une certaine égalité de vie ; l’existence large et fastueuse de la grande dame inspire de tristes pensées au pauvre émigré sans patrie et sans gîte. Du moins, ils ont un trait commun : l’incurable ennui qui les dévore. Mais cet ennui, Mme de Staël le traîne dans la cohue du monde, l’étourdit par la conversation, le trompe par cette curiosité d’esprit toujours en éveil, l’abuse par ce mirage décevant : la gloire. Au fond, malgré son illustration et sa fortune, elle est malheureuse. Chateaubriand est moins à plaindre peut-être. Déjà, il a senti ces premiers rayons de la gloire, plus doux que les premiers feux de l’aurore ; dans la calme retraite de Savigny, entre le coteau planté de vignes et les ombrages du parc, au milieu de cette nature qui berce ses secrètes douleurs, il travaille avec « enivrement[1] » au grand ouvrage qui doit immortaliser son nom ; il aime, il est aimé. Avec son amie Pauline, avec ses amis Joubert et Fontanes, le « sauvage » s’apprivoise, il ouvre son âme, il est simple, doux, enjoué, bon garçon même. Ce Chateaubriand-là, Mme de Staël ne le connaîtra jamais.

La radiation, tant désirée, vint enfin. Le 2 thermidor-21 juillet, Bonaparte signait l’arrêté, aux termes duquel « le nom de François-Auguste Chateaubriand, domicilié de (sic) Paris » était « définitivement rayé de la liste des émigrés. » Le lendemain, 3 thermidor, Mme Bacciochi, qui n’avait pas cessé de protéger l’ami de Fontanes, envoyait chercher Chateaubriand pour lui apprendre l’heureuse nouvelle. Celui-ci exulte de joie ; il accourt à Paris chez Joubert et, de là, écrit à Mme de Staël :


A Madame de Staël, à Coppet, par Genève.

« J’arrive de la campagne, madame, et on me dit qu’Eugène[2]part pour la Suisse. Je n’ai que le temps de vous

  1. Mme de Beaumont à Joubert, août 1801.
  2. L’intendant de Mme de Staël.