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philosophes » et ami de Mme de Staël. Sa pièce était dirigée, disait-il, « contre une poignée de prêtres ambitieux, avides de trésors et d’empire, contre des Tartuffes plus ou moins intéressés, plus ou moins subalternes, mais qui tous ont déclaré la guerre à la raison humaine. » L’auteur d’Atala, rangé parmi ces « Tartuffes, » n’avait pas pardonné à Chénier ses amères railleries ; il ne les lui pardonnait pas encore en 1811, quand il fut élu membre de l’Institut et qu’il écrivit le fameux discours, que l’Empereur l’empêcha de prononcer.

Cependant, malgré le ton de la lettre à Mme de Staël, il ne faudrait pas s’imaginer que Chateaubriand fût accablé de tristesse. Nous savons, par les lettres de Mme de Beaumont à Joubert et par les Mémoires d’Outre-Tombe, comme il menait à Savigny une « douce existence, » partagée entre le travail et l’amour : le matin, on déjeunait de compagnie ; après déjeuner, Chateaubriand travaillait au Génie du Christianisme ; puis le soir, dans les vallées ombreuses qui entourent Savigny, dans les rustiques chemins creux perdus sous la verdure, ils allaient « à la découverte de quelques promenades nouvelles. » Au retour, ils s’asseyaient sur un banc, près d’un bassin d’eau vive « placé au milieu d’un gazon, » et goûtaient l’un près de l’autre le charme paisible des belles soirées d’été, la douceur d’un amour partagé. Joubert philosophait dans une allée solitaire ; Mme Joubert causait avec Mme de Beaumont ; « deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. » Plus d’une fois M. de Chateaubriand, chargé d’honneurs et de gloire, évoquera « ces jours de la jeunesse » dont il médit alors, le jardin de Savigny, et le pâle visage de Mme de Beaumont.

Parfois, il est vrai, dans ce bonheur passait un souffle de mélancolie : témoin ce billet, que Chateaubriand écrivait à Mme de Staël quelques jours plus tard, après un voyage qu’il avait fait en Bretagne :

« 5 messidor.


« J’ai voyagé ; j’ai vu le toit paternel, la Révolution a passé là, c’est tout vous dire. Les cendres mêmes de mon père ont été jetées au vent. Je suis revenu ; j’ai trouvé la vie de mes amis en danger[1] ; vous ne m’avez point écrit et je n’ai pas voulu vous

  1. Il s’agit de l’affaire Roux de Laborie et Bertin, accusés de trafiquer avec l’étranger des secrets de l’État : « Un soir nous vîmes dans notre retraite quelqu’un entrer à la dérobée par une fenêtre et sortir par une autre : c’était M. Laborie ; il se sauvait des serres de Bonaparte. » (Mém. d’Outre-Tombe, II, 268.) Cf. Arch. Nat., F7 6 283.