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suis parfaitement de cet avis ; aussi n’est-ce pas moi qui ai fait la comparaison.

« Combien vous êtes heureuse, madame, d’habiter les montagnes, où vous pouvez jouir en paix de la solitude et cultiver vos beaux talens. Je suis toujours dans la position où vous m’avez laissé, ne faisant rien pour en sortir et m’endormant sur mon sort. De vrai, ne serait-ce pas folie de donner beaucoup de soucis à l’avenir, quand le présent suffit à toutes nos douleurs ? Montaigne parle de ces jours de la jeunesse, où l’on a la tête pleine d’oisiveté, d’amour et de bon temps ; mais ces jours-là n’existaient que dans des siècles grossiers et barbares. A présent que nous sommes philosophes et civilisés, nous sommes trop raisonnables pour être oisifs, trop froids pour être amoureux, et il y aura tantôt douze ans que le bon temps est devenu rare en France.

« A propos de France, le gouvernement anglais vient de me faire offrir un asyle et une pension de 300 livres sterling ; je préfère la pauvreté et ma patrie, tandis que celle-ci voudra me souffrir.

« Adieu, madame, donnez quelquefois un souvenir au sauvage.

« FRANCIS.


« Mes respectueux hommages à M. Necker et mes amitiés à mon petit Auguste. »


Tandis que Chateaubriand écrivait à Mme de Staël cette lettre, où il prétendait ne plus rien faire pour sortir de « sa triste position » et s’en remettre à la destinée, il adressait son troisième placet au Premier Consul ; le 3 messidor, Bonaparte renvoyait le placet au ministère de la Police « pour faire un rapport[1]. » Le moment approchait, où l’exilé allait enfin retrouver une patrie. Mais, à l’égard de son illustre amie, il avait adopté cette attitude mélancolique et désenchantée, qui persiste, même après la radiation. Il s’exprimait, d’ailleurs, sur le compte de ses ennemis avec une modération propre à lui concilier la sympathie ; mais on sent qu’il était blessé au vif par certaines attaques. La satire des Nouveaux Saints venait de paraître : elle avait pour auteur Marie-Joseph Chénier, membre du Tribunat, personnage important dans le clan des «

  1. Archives Nationales, F7 5 618.