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En vain Mme Bacciochi insiste, en vain Fontanes écrit dans le Mercure (16 germinal) : « Il ne faut pas que les Muses françaises soient errantes chez les Barbares. Puissent-elles se rassembler enfin de tous côtés autour du pouvoir réparateur, qui essuiera toutes leurs larmes en leur préparant un nouveau siècle de gloire. » Bonaparte feint de ne pas entendre. En floréal, en prairial, en messidor, Chateaubriand adresse trois placets au Premier Consul[1]. Peine perdue ! Les « philosophes, » les propres amis de Mme de Staël font rage, pour que l’auteur d’Atala, l’apologiste du christianisme, l’ennemi de la Révolution, soit maintenu sur la liste. Chateaubriand se plaint doucement à sa « bonne, » son « excellente » amie ; il lui écrit de Paris, le 8 prairial (28 mai 1801) :


A Madame de Staël, à Coppet par Genève.

« Paris, 8 prairial.

« J’ai été malade, mon excellente amie, et je n’ai pu vous écrire plus tôt. Il s’est passé bien des choses depuis votre départ. On dit que vous avez répété de prétendus propos, que j’ai dû tenir sur M. de Lafayette. En conséquence, je suis un scélérat, un fanatique, etc., etc. Il ne faut pas que je sois rayé. Je me suis présenté chez le ministre[2]. Le ministre m’a renvoyé au secrétaire. Je suis à Paris et je pars ce soir pour aller m’ensevelir à la campagne[3], d’où je ne sortirai plus. Mes affaires deviendront ce qu’elles pourront, mais je suis déterminé à ne plus m’en mêler.

« Je prévois mon sort. J’irai mourir sur une terre étrangère. Il y a tant et de si beaux talens en France ! Le mien n’y fera pas un grand vide.

« Vous, madame, vous êtes heureuse. Vous avez le rare bonheur de trouver dans un père un homme de génie. Profitez du temps et surtout de la solitude. Vous avez trop vécu dans le monde ; réparez ce tort. Vous êtes dans l’âge des beaux ouvrages, parce qu’on a devant soi des espérances, et qu’on a déjà beaucoup de souvenirs. Pour moi, j’ai fait divorce avec les premières, et je vis assez mal avec les derniers. Je ne suis plus bon

  1. Archives Nationales, F7 5618.
  2. Fouché.
  3. A Savigny-sur-Orge, chez Mme de Beaumont.