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faire un solitaire et un homme aussi ignoré que je le suis. »

Etait-il vrai que Chateaubriand se fût contenté de « repousser le coup » porté à Fontanes ? Fontanes n’avait-il pas, le premier, attaqué Mme de Staël ? Chateaubriand n’avait-il pas apporté dans le débat une aigreur que ni Fontanes, ni Mme de Staël n’y avaient mise ? Au ton même dont il s’excusait, on reconnaissait l’émigré, le « solitaire, » le proscrit, qui comparait tristement, non sans envie, son obscure indigence à « l’existence brillante » de la femme illustre.

Cependant Mme de Staël fut satisfaite, et tout de suite, avec l’impétuosité de sa nature, elle tendit la main à son ancien adversaire. D’abord, par la publication d’Attila, Chateaubriand était devenu célèbre, et Mme de Staël ne résistait pas à la célébrité. Puis sa bonté native s’intéressait à ce jeune homme au long visage mélancolique, éclairé de deux beaux yeux noirs, qui se présentait à ses yeux avec la double auréole du malheur et du génie. On le disait marié ; mais sa femme vivait en Bretagne : dans le grand désarroi où la Révolution avait jeté les familles, beaucoup de liens avaient été rompus, sans que cela fit scandale. Ce jeune homme était parent de M. de Malesherbes, le vertueux défenseur de Louis XVI ; il avait voyagé dans de lointains pays, visité les forêts vierges, connu l’homme de la nature ; il avait rapporté de ses voyages des couleurs nouvelles, une langue poétique et bizarre, dont se moquaient les critiques, mais qui enchantait les jeunes gens et les femmes ; il avait fui de France, après avoir vu[1], — disait-il, — périr sur l’échafaud son frère avec sa femme, sa belle-mère et son grand-père, M. de Malesherbes. Il prétendait n’avoir jamais porté les armes contre la France[2]et avoir vécu pauvre à l’étranger, « où il avait continué ses études d’histoire naturelle. » Comment l’excellent cœur de Mme de Staël n’eût-il pas été ému de tant d’infortune ? Comment n’eût-elle pas aidé de tout son pouvoir le pauvre émigré, rentré dans sa patrie au péril de ses jours ?

Elle prend Chateaubriand sous sa protection. Elle fait des lectures d’Atala chez Joseph Bonaparte, à Mortfontaine[3]. Sans

  1. Voir Archives Nationales, F1 5618, pétition présentée par Chateaubriand « au général Buonaparte, premier Consul de la République française, » 18 floréal an IX. En réalité, son émigration avait précédé, non suivi, le massacre des siens.
  2. Ibid.
  3. Méneval, Mémoires, I, 63.