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écartés. Qu’est-ce qui peut bien se passer dans ce saint des saints ? De beaux démons semblent y célébrer une messe noire. Des formes nues vont et viennent devant la châsse scintillante ; un instant on voit luire ou se détacher en silhouette les membres des officians. Quelque cérémonie très compliquée se poursuit là-bas. Un bras, brandissant une lampe, décrit de grands cercles de feu. Deux mains se lèvent au-dessus d’une tête, juste devant le tabernacle de lumières, et je les vois distinctement qui présentent et entre-choquent deux œufs, puis — la tête s’inclinant — en répandent le contenu dans quelque vase de l’autel. Sans doute, on nourrit la poupée noire, on la sert, on l’encense ; lentement des éventails de plumes s’agitent devant elle.

Par devant, à l’entrée du naos, au seuil du mystère, une rangée d’éphèbes est debout et ne remue pas. Ils nous tournent le dos, pareils et parallèles, les talons joints, les bras tombant le long des hanches, avec les mêmes clartés obscures aux jambes, au sillon de l’échine. Et peu à peu, dans cette chaleur et cette ombre, dans cet air appesanti de parfums, ces nudités antiques et droites nous étonnent par je ne sais quel caractère singulier et général. Ces mystiques architectures et ces beaux corps lisses ! C’est l’éternelle créature humaine, la même à travers tous les siècles, nue comme aux premiers temps, enveloppée de son seul rêve religieux et des formes où ce rêve s’est fixé. C’est l’homme sous son aspect d’espèce, tel qu’il est sorti de la nature, et pourtant hors de la nature, puisque, autour de lui, je ne vois plus que les œuvres étranges de sa fervente imagination. Plus spécialement, c’est l’humanité antique de l’Inde, à la fois celle d’aujourd’hui et celle dont le conquérant grec connut les gymnosophistes, — visionnaire et nue sous son dangereux soleil, enivrée de la trouble atmosphère que lui fait son propre délire.

Nous-même, étranger, comme nous sentons la contagion de cette ivresse ! Visages d’extase ou de fièvre, immobilités cataleptiques ou gestes de possédés traduisent les mêmes états extraordinaires des nerfs, et leur vue suffit à communiquer le trouble dionysiaque. Ces yeux nous magnétisent. L’hypnose ici est souveraine, née déjà de la percussion des sistres. Toujours, à coups pressés, la même vibration sans corps, une onde assourdissante de métal et que nous ne pouvons pas situer, tant elle nous enveloppe, nous domine, nous submerge : elle bat en nous comme en tout ce qui nous entoure. Piliers, lumières, figures