Mais à présent c’est dans la rue que tonnent les tam-tams. Je me retourne, et là-bas, au fond d’une avenue qui croise ici la nôtre, qu’est-ce que cette foule qui s’avance ? Une retraite aux flambeaux, comme l’indiquent ces torches allumées ? Mais parmi ces torches qu’est-ce encore que cette chose lumineuse et verdâtre qui monte et descend en oscillations bizarres ? On dirait une lanterne monstre, mais à mesure que cela se rapproche, l’objet prend des contours incompréhensibles. Soudain ses ligues s’agencent, il se révèle : une gueule verte de dragon, une gueule bâillante, barbue, barbelée, tortueuse, hérissée de crochets, d’antennes qui remuent, — les yeux globulaires jetant des feux. Et tout le corps suit : une file d’anneaux, verte et lumineuse aussi, portée par un cortège de Célestes dont chacun, avec gravité, s’affaire à cette vieille besogne chinoise, se déplace à droite et à gauche, exécute des mouvemens sa vans et concertés pour que toute la longue queue prodigieuse ait l’air d’onduler naturellement. Au-dessus de la foule, où ses porteurs sont confondus, dans le tintamarre satanique, elle paraît flotter, l’hydre-fantôme, comme une bête d’apocalypse mongole surgie de l’enfer pour visiter le peuple jaune, passer la revue de toutes ces têtes à queues qui l’acclament.
Onze heures et demie du soir. — Un peu de fraîcheur s’est insinuée dans la nuit, apportée par un souffle d’air dont cette vie chinoise semble s’attiser. Tout entière elle est dans les rues ; elle y bruit, elle y frémit. A voir cette vie intense, cette vie d’une foule qui remue, où, pourtant, personne ne circule, qui bourdonne sous les rouges lanternes de papier, autour des chandelles et des graillonnantes cuisines, aussi active au milieu de la chaussée que le long des portes, on songe à quelque chaude soirée de quatorze Juillet dans nos faubourgs parisiens, quand le peuple sous les lampions se répand entre les trottoirs et que le bruit accoutumé des charrois se taisant, la rumeur confuse des voix et le piétinement vaste font une sorte de silence. Même impression de fête et de détente dans cette nuit chaude. On entend des bruits de musiques, de musiques chinoises. Sous un cocotier dont l’aigrette notre remue là-haut avec lenteur, un théâtre en plein vent s’est installé ; des acteurs-magots y gloussent. Au milieu d’eux une femme engoncée dans ses robes rigides et bouffantes, pâleur brillante de la face en disque et que deux petits ronds de maquillage rose aux pommettes font moins