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d’hypnose, jusqu’aux vieilles architectures de la Chine et du Népal, jusqu’aux corps convulsés des diables japonais, on le retrouve ce trait, dans toutes les formes où l’âme de ces races s’est manifestée.

Onze heures du soir. — Toujours la moite chaleur nocturne, le grouillement de chair molle, et la fade odeur spéciale, l’odeur de musc et de suif et de sueur qui monte de la foule et de toutes ces échoppes et de toutes ces voitures à bras que les marchandeurs assiègent avec des cris aigus. Et tous ces restaurans ambulans où des lumignons fument parmi les fritures et les poissons confits jettent leur jaune lueur sur les jaunes canards tapés, sur les jaunes visages des dîneurs : penchés sur ces cuisines inquiétantes ceux-ci besognent lestement du double bâtonnet. D’invraisemblables contrastes nous rappellent qu’ici ce n’est pas la Chine, mais une grande ville cosmopolite, à la limite de plusieurs mondes. Des affiches annoncent un théâtre parsi. Des soldats anglais, jugulaire au menton, toque ronde, à l’angle réglementaire sur leurs blonds cheveux pommadés, promènent d’un pas cadencé leur pâleur énergique au-dessus de la cohue mongole. Sur une roulotte arrêtée, je lis ces mots : Persian hotel, chops, steaks, tea and coffee. Parfois la ligne des magasins s’interrompt, un grand bâtiment à balcons surgit, et de là, sort un charivari de sabbat : nasillement chromatique de musettes, scandé de coups de cloches et de gong. On lève les yeux, et, entre deux colonnes d’hiéroglyphes cornus, apparaissent ces mots anglais ; Prince s’Club, ou Rangoon Club, ou encore Curzon Club. Comme tout à l’heure cette roulotte prétendait copier un hôtel européen, ces bâtimens sont les équivalens chinois des clubs de Pall Mall, du Reform et de l’Athenaeum. Voilà ce que deviennent, transposées dans les cerveaux d’extrême Asie, les idées d’Europe. Et le piaulement aigre, à l’intérieur, s’exaspère, excité par les percussions accélérées des gongs. Que peut-il se passer dans ce club aristocratique ? Sans doute quelque « concert de cercle, » quelque danse, peut-être, avant une fumerie d’opium. Par les fenêtres qui nous versent ces cacophonies, j’entrevois des laques, des magnificences lisses, or et noir, des panneaux précieux, de pâles ors chinois tirant sur le vert, ondulés et moirés, des kakémonos suspendus. Mais la porte, au rez-de-chaussée est masquée d’un paravent. Au-dessus, gardé par deux chimères fleuries, un écriteau anglais nous défend d’entrer : no admittance, by order, Kwang-Chang Honorary Sccretary.