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d’énergie que je le pourrais faire en ce moment. Il me semble que je vois sortir des flancs du Saint-Gothard ma sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ? Cette tête que ces cheveux qui tombent n’assagissent point est tout aussi folle qu’elle l’était lorsque je te donnais l’être, fille aimée de mes illusions. » Cette jeunesse qui se prolongeait, et que Chateaubriand entretenait avec coquetterie, est un des traits auxquels on continue de reconnaître le Chateaubriand des dernières années. C’est en 1839 que l’auteur de la Galerie des Contemporains illustres, Louis de Loménie, traçait ce portrait dont Chateaubriand ne manqua pas de le remercier. « Il y a quelques jours, nous aimions à suivre sur le quai Voltaire un personnage de petite taille, passant lentement et recueilli en lui-même, ainsi que René à travers la foule, vaste désert d’hommes... Du reste ce petit vieillard au regard profond était mis avec une élégance toute juvénile : il portait une redingote noire écourtée et gracieuse, une cravate irréprochable, des dessous-de-pieds, des gants et une petite badine en ébène. » Enfin dans son article sur « Chateaubriand romanesque et amoureux, » Sainte-Beuve cite des fragmens d’une correspondance « vive, courtoise et assez affectueuse » qui se continua jusqu’en avril 1847. Et voilà donc une première vanité dont l’universel désabusé ne revint jamais.

Il serait pareillement inexact de croire qu’il eût renoncé à toute vanité littéraire. Tout décidé qu’il fût à ne pas laisser publier de son vivant ses Mémoires, il ne pouvait se résigner à les tenir enfermés, sans goûter par avance un peu de la juste admiration que les plus belles pages en inspireraient à la postérité. Une lecture fut donnée en 1834 devant les habitués du salon de l’Abbaye-au-Bois. On arrivait à deux heures de l’après-midi. Chateaubriand portant à la main un paquet enveloppé dans un mouchoir de soie. Ce paquet, c’était le manuscrit des Mémoires. Il le remettait à un de ses jeunes amis. Ampère ou Lenormant, chargé de lire pour lui, et il s’asseyait à sa place accoutumée du côté gauche de la cheminée, en face de la maîtresse de la maison. La lecture se prolongeait bien avant dans la soirée. Elle dura plusieurs jours. Le succès en fut très vif et il nous est attesté par le volume intitulé Lectures des Mémoires de M. de Chateaubriand, dont la préface enthousiaste avait été écrite par Nisard. Mais la même année 1834 vit un désastre : ce fut la représentation de Moïse. Chateaubriand avait un faible pour cette tragédie composée dans les dernières années de l’Empire. Il avait successivement espéré la voir jouer par Talma, puis par Lafon. Et dans les lettres qu’il