Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/457

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vérité est que je ne pense pas plus à bien écrire, quand je vous écris, que je ne pense à bien parler quand je fais mes prières. » Trop est trop.

D’où venait chez une marquise de V… et chez ses contemporaines ce culte pour Chateaubriand ? Nul doute qu’il ne s’adressât d’abord à l’auteur du Génie du Christianisme : « Je serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable, a écrit Chateaubriand, comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe écrite par moi et comment avec rougeur on la cachait, en baissant la tête, sous le voile tombant d’une longue chevelure. » Chateaubriand avait rapporté le charme puissant des effusions religieuses à celles qui depuis longtemps en étaient privées et qui ne pouvaient s’accommoder de la sécheresse de l’incrédulité philosophique ; et pour exprimer le sentiment, chrétien il avait inventé un langage dont il n’y avait pas encore d’exemple dans notre littérature, et dont l’harmonie remuait au fond du cœur tout un monde de sensations ! En outre, tout ce qu’on savait de l’homme et de sa carrière aventureuse ajoutait à son prestige et complétait l’image qu’on se plaisait à se former de lui. Enfant dont l’âme rêveuse avait été façonnée par la mélancolie de la nature bretonne, chercheur d’inconnu que ses voyages avaient égaré dans les forêts de l’Amérique, soldat revenu en toute hâte pour dé- fendre son Roi et verser son sang sur le champ de bataille, exilé qui avait souffert les pires extrémités de la misère, héraut du passé, poète qui avait accoudé sa tristesse aux fûts des colonnes brisées de la Grèce antique, pèlerin qui s’était agenouillé au tombeau du Christ, restaurateur de la monarchie après l’avoir été de la religion, orateur, ministre, prophète, il ne lui manquait pas même cette consécration que donne le malheur. Ne le savait-on pas persécuté par les hommes et plus encore par la destinée, victime d’une obscure fatalité ? La pitié achevait l’œuvre si bien commencée par l’admiration. Un si grand homme avait besoin d’être consolé ! Quels sacrifices ne devait-on pas à tant de génie et tant de souffrance ? « Je ne vous aimais que pour vous et non pour moi ; je ne songeais qu’à vous offrir un sentiment capable d’adoucir votre âme offensée. » N’en doutons pas : à une époque où l’atmosphère littéraire était toute saturée de poésie et dont c’est la marque distinctive que le réveil des facultés poétiques, Chateaubriand a personnifié pour sa génération toute la Poésie.

Si habitué qu’il pût être à respirer cet encens, il s’en faut d’ailleurs que Chateaubriand ait été insensible à l’expression d’une tendresse si sincère et d’un culte si passionné. Il y prend au contraire un plaisir extrême et qu’atteste assez le soin qu’il met à entretenir cette correspondance.