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peut plus vivre et qui vit cependant. L’horreur de chaque vertu m’est présente ; et le bien dans chaque crime. Tout est condamné par l’homme, qui ne juge qu’en homme. Je suis celui qui sais vouloir et qui déteste sa volonté.

Je ne me plains pas : car de quoi serait-ce ? Je devais être ce que je suis. Et vous deviez être ce que vous êtes. Il fallait que je finisse dans l’amertume de vos honneurs, comme je devais vivre dans la solitude. Il fallait que vous en fussiez coupables envers moi ; mais je l’ai été contre vous, de n’être pas ce que vous êtes. Je sais aussi ce crime. Parfois, je m’en absous.

Le seul qui soit mon égal en Europe se meurt, comme je fais, malade aussi et au même âge : mais heureux, celui-là, jusque dans la dernière angoisse. Voilà en quoi il me domine : il a le bonheur : il n’est que de croire à la vie, pour croire à soi-même. Sa foi lui vient de vous, hommes. À moi, vous l’avez refusée. Je suis plus intelligent que lui : je le comprends et il ne me comprend pas. Mais c’est peu de l’intelligence.

Je vais me taire. Je vous ai habitués à beaucoup de silence. Je n’ai pas ouvert bureau public de conseils, d’oracles ni d’avis. Je me suis détourné de toute votre politique. Ma bouche est pleine d’ennui parce que je vous parle. L’atroce sentiment de ne point avoir en vous de semblables, était sans doute en moi de tout temps ; mais combien vous l’avez fait grandir ! La foi vient de vous seuls, ô hommes ; et de vous seuls, la vie. Ainsi ma grande mort vous accuse. Car je suis grand. Mais si j’ai la grandeur, depuis longtemps, je sais, moi, que j’ai la mort égale. Et c’est de quoi je me désespère : rien de plus ne m’est laissé.

Qu’importe le dernier été, et les froides illuminations de la gloire ? Qu’importe toute victoire ? où il n’y a qu’un homme et que la vie, il n’y a rien ; la mort coupe au plus court. Seule elle est là, l’inévitable torture. Tous les biens du monde, en vain, chargeraient ma tête : j’en serais écrasé davantage. C’est en vain que l’on me ferait les plus riches promesses : possesseur de l’univers entier, il me manquerait l’espérance du seul bien désirable : je suis dépossédé de ce qui dure. Je triomphe et je désespère. Je me possède ; je vous possède ; et je n’ai rien.

A. Suarès.