abstractions, pour qu’elles aient l’air de vivre, celle-ci leur emprunte une laideur par trop insolente, même dans une idole.
Que reste-t-il en cette extrémité ? — Une douleur passionnée d’avoir vécu, que le désespoir de mourir rend manifeste ; et le regret sans fin de l’unique bonheur : c’est le regret du grand amour ; et, ne l’ayant pas reçu, le remords de ne s’être pas entièrement donné soi-même. Car à moins de l’éternelle vie, cette vie ne nous est rien que la somme de tout ce que nous pouvons perdre.
Dans les honneurs qu’on lui a rendus, Ibsen m’a paru le plus dédaigneux des vieillards. Au banquet que lui offrirent les femmes libres, il fit en deux mots l’éloge de la famille. Ayant dîné avec eux, il dit aux révolutionnaires qu’il allait finir la soirée chez le roi ; et aux courtisans il annonça, du ton discret ordinaire à son exquise politesse, qu’il irait souper chez les anarchistes. Ce grand homme ne croit plus guère aux idées. L’artiste seul demeure. Il est fidèle, par tempérament, à la fiction d’une vie libre et pure. Avant tout, sa fibre est morale : c’est elle qui fait le lien entre les contradictions. Il a la conscience forte, comme il a de gros os.
Je suis d’un œil avide son déclin furieux. Une immense amertume se fait jour dans son indulgence et son mépris. Il ne pense qu’à soi ; il ne vit que pour soi ; et sans doute avec horreur. Les outrages de la fin, les atteintes de la vieillesse et de la mort, il se roidit là contre, comme on se défend d’une irréparable injure. Il fait le brave. Dans ses maux, il lève la tête, et je crois l’entendre faire son Oraison du mauvais usage des maladies.
Je m’irrite, parce que je suis seul ; et qu’il ne me reste rien.
Je n’avais que la vie. Je la méprisais comme un néant. Et pourtant, elle seule était solide ; elle est encore tout ce que je tiens, et qui déjà m’échappe. Ainsi, je suis enchaîné tout entier à ce qui n’est presque point. Précieuse et misérable vie ; fortune qu’il faut perdre, et qu’on ne retrouve pas ; nulle et réelle toutefois, en ce qu’elle est la seule où l’homme puisse atteindre, dès l’instant qu’il ne peut plus sortir de lui.
Elle ôtée, je perds tout : et je me le dis sans cesse. Et le cours du soleil, l’ombre qui me suit, sans cesse le répète. Le vieillard est celui qui fait les comptes de sa perte et qui ne peut s’en détacher, chaque heure effaçant un nombre à la colonne des