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point créé les dieux, la crainte suffit à créer les lois. En politique, les plus forts s’arrangent toujours pour être les plus justes ; ou pour le paraître, ou forcer les plus faibles à le croire, s’ils ne le sont pas. Mais bien plus que la cité, c’est le bonheur de l’homme qui est en jeu. Il est étonnant que si peu de gens s’en doutent. Comme le sang coule dans les veines, l’attrait du bonheur se répand, dès l’origine, dans l’âme vivante. Toute la vie gravite vers le bonheur. C’est la première loi. Rien n’est calculable que selon elle. Je ne pense point qu’aucune orbite y satisfasse, sinon celle de la foi, et si l’on veut, de l’ignorance. Je ris d’une sagesse qui détruit le bonheur. Athènes n’a pas si mal fait de donner la ciguë au trop sage Socrate. Je ne vois point de bonheur qui ne justifie toute ignorance. Si pauvre soit-il, et si épaisse qu’on la voudra. Ibsen en est plein d’atroces exemples : jusqu’à la fin, il montre qu’un même coup de vent emporte l’ignorance et les semblans du bonheur. Il ne jouit pas de son œuvre ; il en pèse les ruines. « Écoutez-moi bien, » dit Solness. « Tout ce que j’ai réussi à faire, à bâtir, à créer, à rendre beau, solide… et noble cependant, — tout cela, j’ai dû l’acheter, le payer, non pas avec de l’argent, mais avec du bonheur humain. Et non pas même avec mon propre bonheur, mais avec le bonheur d’autrui. »

Il faut croire, et ne pas le savoir. Ou, il faut ne croire à rien, mais ne pas s’en douter.

On nous parle sans cesse des anciens, qui, dit-on, n’avaient pas besoin de Dieu pour vivre. En effet, il leur en fallait cent, et plutôt que de n’en pas avoir un, ils s’en donnaient mille. Qu’importe l’opinion de deux ou trois philosophes ? Ils n’ont jamais compté pour rien. La philosophie n’est jamais qu’un dialogue des morts. Il faut des dieux aux vivans. Sauf quelques maîtres de danse qui inventent l’histoire pour s’en faire des argumens, tout le monde sait que la cité antique est née du culte. La religion est mêlée à tous les actes de la vie publique. Le peuple y est plus dévot qu’il ne l’a jamais été depuis. La cité antique est fondée sur l’autel des dieux. Toute la différence est que ces dieux ne commandent point la vertu ni le scrupule par leur exemple ; mais les lois y ont toujours suppléé, et fort durement. La manie de confondre la religion dans la morale n’est pas le fait d’un esprit bien libre. Que toutes deux se soutiennent, il est vrai ; mais inégalement. L’une se passe fort bien de l’autre,