Si en effet la « question sociale », comme je l’ai dit, se ramène tout entière au problème de l’ « inégalité des conditions, » il n’y a pas, dans son histoire, de phénomène plus considérable que l’abolition de l’esclavage, à moins que ce ne soit celui de l’émancipation de la femme ; — et ils sont tous les deux du même ordre. Ils sont tous les deux aussi contemporains de l’apparition du christianisme dans le monde, ou solidaires de son développement ; et c’est ce qu’il importe avant tout de bien mettre en lumière.
En fait, et dans l’histoire, avant l’apparition du christianisme parmi les hommes, il ne s’est point élevé de doute sur la légitimité de l’esclavage, et à l’heure qu’il est, nous voyons qu’on n’en conçoit point dans les sociétés non chrétiennes, telles que, par exemple, la musulmane ou la chinoise. Faut-il ou ne faut il pas en faire honneur au christianisme lui-même ? Je n’en sais rien, pour le moment, et je n’examine pas encore la question ; mais le fait est certain. L’esclavage, à l’heure qu’il est, n’a cessé d’exister que dans les sociétés chrétiennes, et dans celles de ces sociétés qui n’ont pas toujours été chrétiennes, mais qui le sont devenues, comme la grecque et la romaine, depuis le christianisme. Précisons bien la portée de cette observation. En Chine et en Turquie, de nos jours, comme autrefois à Rome ou en Grèce, de bons maîtres ont pu traiter humainement leurs esclaves. Des « politiciens » ont pu les émanciper, et, le besoin échéant, les verser pour ainsi dire en masse dans le cadre plus ou moins élargi de la Cité. Des empereurs en ont pu faire des favoris, des confidens, des ministres... Rome a pu traiter avec Spartacus et Marc-Aurèle s’inspirer d’Epictète, qui fut esclave, il est vrai, mais qui l’oublia si bien dès qu’il fut affranchi. Des philosophes ont pu encore prêcher la modération, la douceur, la charité même envers les esclaves. Des jurisconsultes, — postérieurs pour la plupart à l’apparition du christianisme, — ont pu leur assurer des droits. Mais, jurisconsultes ou philosophes, empereurs, hommes d’Etat, ni les uns ni les autres, avant le christianisme, n’ont douté qu’un homme pût être « la chose » d’un autre homme, au même titre, sous les mêmes garanties de droit, que son bœuf ou son champ ; et, de nos jours, je le répète, on n’en doute pas plus à