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l’inaccessible. « Il y aura probablement demain une grande bataille, écrit-il à Talleyrand ; j’ai beaucoup fait pour l’éviter, car c’est un sang répandu inutilement... Je suis dans une forte position ; je regrette ce qu’il en coûtera, et presque sans but. » Alors, raconte un de ses aides de camp, « fouettant la terre de sa cravache, geste qui, dans les vives préoccupations, lui était habituel, il s’écria : « Qu’eussent-ils fait de la France, si j’eusse été battu ! Mais, puisqu’ils le veulent, je m’en laye les mains, et, s’il plaît à Dieu, je leur donnerai une leçon sévère. » Et il ne pensa plus qu’à la bataille.

C’était le plus puissant ressort de son génie, de s’absorber tout entier dans l’affaire présente, et c’était pour lui l’irrésistible séduction de la guerre. Il sentait, pour quelques heures, la destinée dans ses mains. La veillée des armes, au bivouac, le vit maître de lui, calme, expansif même. Il parla du théâtre, s’arrêta sur Corneille : « Quelle force de conception ! c’eût été un homme d’Etat. » Puis, sans réfléchir qu’il fournirait, jusqu’à la consommation du génie humain, le plus extraordinaire des sujets qu’il souhaitait à ce théâtre du monde : « C’est la politique qui doit être le grand ressort de la tragédie moderne. C’est elle qui doit remplacer, sur notre théâtre, la fatalité antique ; cette fatalité qui rend Œdipe criminel, sans qu’il soit coupable... C’est une erreur de croire les sujets tragiques épuisés ; il en existe une foule dans les nécessités de la politique... Autre fatalité aussi impérieuse, aussi dominatrice que la fatalité des anciens... l’horreur tempérée par la nécessité... Il faut vouloir vivre et savoir mourir. « 

Dans la nuit, un aide de camp le réveilla, signalant un combat d’avant-garde. Il sortit pour observer, encore une fois, par les feux, les positions de l’ennemi. Des soldats le reconnurent, tordirent, en torches, la paille des bivouacs, éclairèrent sa marche. De proche en proche, des feux s’allumèrent, aux cris de : Vive l’empereur ! Le lendemain était l’anniversaire du couronnement. La coïncidence parut de bon augure. Ces illuminations, cet enthousiasme enchantèrent Napoléon. « Cette soirée, dit-il, est la plus belle de ma vie. » Le lendemain fut sa plus belle bataille et sa plus signalée victoire : Austerlitz.


ALBERT SOREL