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croît, le pillage, la maraude, les traînards. C’est que les vivres manquent et les fourrages. « Chemins défoncés, chariots embourbés, conducteurs désespérés, chevaux abattus, expirant de froid et de fatigue ; à droite et à gauche, les soldats, à la débandade, à travers champs, les uns cherchant des vivres, les autres chassant avec leurs cartouches dans les plaines giboyeuses, ces grandes armées, dit Ségur, telles que les colosses, ne sont bonnes à voir que de loin. » « Il faut, écrit un jeune soldat, de ceux qui portaient dans leur giberne le bâton de maréchal, il faut avoir un cœur de roche, dénué de toute humanité, pour aimer la guerre !... Horreur de la guerre ! villages saccagés, injustice et barbarie, le métier du héros est si fort celui du brigand[1]. » Les étrangers en demeurent stupéfaits : tant de misère, tant de désordre, une telle endurance, des manœuvres si compliquées et si parfaites ! « Cette Grande Armée française, » rapporte un officier de l’ancienne France, émigré, au service bavarois, « arrivait comme un débordement... A cinq heures du soir, devant Ulm, elle causait mon étonnement et mon dédain ; elle eut toute mon admiration à sept heures du matin, » Cette armée victorieuse marche en déroute, « déroute en avant, au lieu de déroute en retraite ; » un immense pêle-mêle, un énorme arrive qui peut, sur les routes encombrées, à travers champs. « Il n’est question ni de corps, ni de régimens, ni de haltes, ni de repos. Quelques feux s’allument, des soldats s’y chauffent, d’autres les repoussent et sont re poussés. Tout cela se nourrit, on se demande de quoi. Un empereur monté sur des chevaux empruntés au duc de Wurtemberg ; des officiers généraux sur ceux qu’ils ont pris dans les bureaux de poste. » Puis, tout à coup, des aides de camp galopent et crient : Formez des carrés ! et le chaos se débrouille. « Comme par enchantement, de ces masses informes, sortent des divisions, des colonnes d’attaque, des masses imposantes que le maréchal Ney manie en militaire expérimenté. Pas le moindre frottement, pas le moindre retard[2]. » Armée admirable pour courir à la victoire, mais mûre déjà pour la déroute et le désastre, si c’est la défaite.

Le soldat est merveilleux encore pour une grande action qui clora la campagne, une campagne qui sera la dernière ! Mais il est Français dans les moelles, et, comme toute la France, l’armée

  1. Lettres de Bugeaud publiées par le comte d’Ideville.
  2. Comeau, Souvenirs des guerres d’Allemagne.