disait à Ségur un grenadier ; vous allez apprendre ce que c’est qu’une reculade. » Mais la reculade ne se prolongea guère, le temps seulement que les Russes s’engageassent à fond dans le piège, moins dupes, en réalité, de Napoléon que de leur propre présomption.
Ils croyaient Napoléon intimidé par le souvenir de Novi et de l’impétuosité de Souvorof. Un petit personnage d’ailleurs et de peu de conséquence : non plus, si l’on veut, le bamboche corse, aux cheveux ébouriffés, de 1796, mais un parvenu, enflé de sa gloire usurpée et profondément déconfit par le refus d’Alexandre de le qualifier de Sire et la négligence de Dolgorouki à lui donner de la Majesté impériale, troublé, enfin, par la crainte des étrivières[1].
Vainement Czartoryski, bien instruit par ses correspondans de France, recommandait de « louvoyer devant l’ennemi, » de le laisser s’user, s’affamer ; de « ranimer les ressorts de la monarchie autrichienne, » d’attendre les Prussiens ; vainement il représenta « le crédit public tombant en France, le mécontentement augmentant, la lassitude de l’armée française. » L’archiduc Charles approchait, les Prussiens arriveraient. « Encore huit jours, et c’était peut-être fait de lui ! » Rien ne prévalut sur l’arrogance des Russes, la suffisance des Autrichiens ; leur grand tacticien de ce jour-là, Weiröther, répondait de retourner contre Napoléon la manœuvre qui avait perdu Mack : il prendrait la revanche d’Ulm ! les Russes répondaient de tout culbuter. Koutousof seul prêchait la patience ; mais ce mystique était doublé d’un courtisan très souple : son avis donné, il s’en remit à Dieu et au tsar, et le tsar ne sut pas se refuser à la gloire d’une grande bataille commandée par lui. Il ordonna l’attaque. L’armée russe se déploya pour tourner Napoléon. En la voyant commencer son mouvement de flanc, « conduite avec une ignorance et une présomption qu’on a peine à concevoir, » — « Avant demain au soir, dit-il, cette armée est à moi ! » Et il signa ses derniers ordres aux maréchaux.
- ↑ Dans la Guerre et la Paix, 3e partie, ch. XI. — « Oui, je l’ai vu, dit Dolgoroukof, je suis resté convaincu qu’il redoute terriblement cette bataille. S’il ne la redoutait pas, pourquoi aurait-il demandé cette entrevue ? Pourquoi se serait-il replié, lorsque cette retraite est tout l’opposé de sa tactique habituelle ? Croyez-moi, il a peur ; son heure est venue. — Mais comment est-il ? — C’est un homme en redingote grise, très désireux de m’entendre l’appeler Votre Majesté. Mais je ne l’ai honoré d’aucun titre, à son grand chagrin. Voilà quel homme il est, rien de plus. »