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s’était défié longtemps de Disraëli ; il s’était séparé de lui ; il l’avait combattu. Tout d’un coup, après la dernière guerre turco-russe, une même conception des intérêts britanniques les a subitement et intimement rapprochés. On sait comment lord Salisbury a remplacé lord Derby au ministère des Affaires étrangères ; comment il a arrêté la Russie au milieu de sa victoire ; comment il a frappé de caducité le traité de San Stefano ; et enfin quel rôle il a joué au Congrès de Berlin en 1878, à côté de Disraëli devenu lord Beaconsfield. A leur retour à Londres, ils ont été acclamés l’un et l’autre avec enthousiasme ; ils avaient, disait-on, sauvé la paix et l’honneur. Ils rapportaient à leur pays l’île de Chypre, cadeau inutile. Mais, s’ils s’étaient proposé d’arrêter les progrès de la Russie en Orient, il faut avouer qu’ils y avaient réussi, plus même peut-être qu’ils ne l’avaient cru, et pour longtemps. Ce qu’ils n’avaient pas pressenti, c’est qu’après l’avoir détournée de l’Orient méditerranéen, ils la retrouveraient plus forte et plus envahissante, après quelques années, dans l’Extrême-Orient asiatique. La prévision humaine a des limites. Après la mort de Beaconsfield, nul ne pouvait disputer à lord Salisbury la direction du parti conservateur, et, certes, elle n’a pas jusqu’à ces derniers temps faibli entre ses mains. Mais, quelque soin qu’il apportât aux affaires intérieures, lord Salisbury se croyait avant tout un diplomate, et il n’avait pas tort. Il regardait comme la tâche principale d’un homme de son nom, de son rang, de son mérite, de présider aux relations internationales de son pays, et de le rendre plus grand et plus puissant dans le monde. Il s’est acquitté de cette tâche avec une intelligence ferme et un bon sens robuste qui devaient en assurer le succès. Nous l’avons trouvé, tantôt devant nous, tantôt contre nous, sur beaucoup de points du monde. Il a toujours poussé à son terme extrême la défense des intérêts et des droits de l’Angleterre, ce qu’on ne saurait lui reprocher, et une fois seulement, à Fachoda, il a mis la paix en péril. Malgré ce que ce dernier souvenir a de pénible, nous rendons à lord Salisbury la justice que, doué d’un esprit très élevé, très cultivé et, si on nous permet le mot, profondément civilisé, ayant de plus une âme un peu hautaine, mais haute, il répugnait aux violences, s’efforçait de les écarter de ses moyens d’action, et n’y recourait enfin que lorsqu’il ne voyait pas la possibilité de faire autrement. On a eu plus d’une fois l’impression que, s’il n’avait pas été là, la paix de l’Europe aurait couru de sérieux périls. Il n’a pas respecté de même la paix de l’Afrique australe. Une autre volonté que la sienne s’était immiscée dans le gouvernement, et y avait