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salon. Il traversait une de ces crises où tout moment de répit semble le salut ; il fit le Russe, il fit l’empressé, annonça qu’il se trouvait désormais à l’aise avec les Français ; qu’il aurait de quoi leur répondre ; qu’il attendait tout le bien possible de l’entrevue. Sur quoi, le voyant si bien disposé aux expansions, Alopeus lui demanda si l’on parlait toujours du Hanovre. — « Ah ! répondit Hardenberg, il est question de bien plus : on nous propose une alliance et beaucoup en sus. » Mais il était impatient de voir débarquer les Anglais. « Personne ne peut les empêcher de reprendre leur propre pays. » Et, revenant à l’entrevue : « J’espère que nous pourrons en tirer parti. Qui sait si on n’entraînera pas le roi ? »

Alexandre avançait à travers la Pologne. « L’enthousiasme était général, rapporte Czartoryski ; toute la Pologne était prête à se lever en masse, » à acclamer le tsar pour roi. Lord Gower, qui rejoignit le quartier général russe, dit que l’Angleterre ne s’y opposerait point, dans le cas où il s’agirait d’une reconstitution totale de la Pologne. Alexandre songeait aux compensations qu’il offrirait à l’Autriche pour la Galicie, qu’il lui prendrait. « Si je puis vous faire avoir la Silésie, vous pouvez compter sur moi, » disait-il à l’envoyé autrichien. Comment compenser à la Prusse Varsovie et Posen, et cette Silésie dont on l’expulserait pour la donner à l’Autriche ? La guerre en fournirait les moyens, aux Pays-Bas, en Hollande, sur la rive gauche du Rhin. Mais ces pays, bons à partager, étaient encore à conquérir ; pour en chasser Napoléon, le concours de la Prusse semblait nécessaire ; en commençant par la démembrer, n’allait-on pas la jeter dans l’alliance française, qui, au lieu de la dépouiller, lui procurerait le Hanovre ?

Dans les châteaux où il logeait, Alexandre charmait ses hôtes par sa courtoisie, parlant beaucoup, jamais d’affaires, empressé près des femmes. « Sa conversation, dit l’une d’elles, était simple et réservée ; on ne pouvait présumer qu’il eût de grands moyens, mais il était impossible de ne pas lui accorder de l’élévation dans les idées et une mesure infinie. » Ses officiers en observaient beaucoup moins, hâbleurs, avantageux, ils demandaient aux belles Polonaises leurs commissions pour Paris... et au delà. Mais, à mesure qu’il s’approchait de la frontière prussienne, Alexandre se sentait pris d’inquiétude, de remords : violer le droit, rompre l’amitié, précipiter le bon roi dans le désespoir,