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vont. La lourde coque émerge de la brume, incline légèrement sur tribord ; mais elle ne s’approche pas assez près du môle pour qu’on puisse distinguer les visages des passagers, et elle n’en est pas assez loin non plus pour que n’arrive pas jusqu’à nous, assourdi seulement par la distance, ce même râle de bête blessée qui nous avait transis sur le quai de Trichet. Au long du bastingage, des bérets s’agitent, puis retombent ; dans les haubans, l’ancien trompette continue d’égrener ses notes ironiques. La Burgundia tourne vers Cézembre. On voit le navire, à peine sensible à la lame, qui franchit la ligne des treize goélettes mouillées sur rade et dont la fine mâture oscille sur un rythme inégal comme pour saluer le grand steamer impassible qui les précède vers l’inconnu.

— Ah ! Les pauv’  p’tits malheureux ! dit près de moi une vieille femme de Pleudihen, dont les deux « gars » venaient d’embarquer sur la Burgundia et qui, son mouchoir de poche posé à plat sur sa coiffe pour l’abriter de la pluie, s’obstinait à interroger l’horizon où rien n’apparaissait plus… Et je me souviens encore d’une grande fille svelte, aux lignes sculpturales, tout de noir vêtue, qui ne parlait pas, qui ne pleurait pas, et dont les yeux gardaient une fixité étrange : immobile près du musoir, elle avait l’air d’une statue de la Destinée…

Quelques instans plus tard, à l’ouverture des bureaux, je me trouvais dans la grande salle du commissariat. Trois hommes attendaient, debout, leur casquette à la main. Un employé recensait les cartes d’embarquement que venaient de lui apporter les gendarmes de la marine : 25 passagers avaient manqué l’appel, dont les trois qui se trouvaient là. C’était pour chacun d’eux une perte sèche de 85 francs, prix du passage[1]. Ils prétendaient n’avoir raté le steamer que de cinq minutes. — « Mais, malheureux, disait le commissaire, pourquoi n’avez-vous pas rejoint la Burgundia dans le port de marée ? Un bateau ne vous eût pas

  1. De ces 85 francs, il est vrai, 5 francs reviennent au représentant de l’armateur, 5 francs au recruteur, qui est généralement le préposé de la salerie ou le patron de la goélette saint-pierraise sur laquelle l’homme embarquera. Les steamers ne mettent pas plus de 10 jours pour aller à Saint-Pierre : cela fait 7 fr. 50 par jour et par homme, qui, multipliés par 13 ou 1 400, représentent encore un fret assez coquet, d’autant que tout espèce de luxe est banni de l’ordinaire du bord. — « Êtes-vous bien nourris sur les steamers pendant la traversée ? » demandais-je à des pelletas de Saint-Gast. Réponse : « Un boujaron et une tasse de café le matin, à midi une ratatouille quelconque et un verre de vin ; le soir, des « antilles » (lentilles) ou des « tuyaux de pipes « (macaroni) et un autre verre de vin. »