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propre et lui permette de découvrir plus aisément son bien. La chose n’est point si aisée, quand il faut se reconnaître, comme céans, au milieu de treize cents coffres et de treize cents paillots jetés en vrac les uns sur les autres. Le tri, sans doute, est déjà bien avancé : nombre de paillots et de coffres ont été reconnus par leurs propriétaires, debout dès la première heure et qui n’attendaient que le moment de grimper à bord pour s’emparer des meilleures places. Tous les coins sont pris et il n’y a plus un pouce de libre le long de la coque. Aux retardataires de se débrouiller ! Même ajustés bout à bout, le coffre servant d’oreiller, on se demande encore comment tous ces paillots pourront tenir dans la cale, comment, dans un espace si restreint, si avarement mesuré, tout ce bétail humain, dix jours et dix nuits durant, s’arrangera pour respirer, dormir, boire, manger, se mouvoir, accomplir toutes les fonctions de la vie.

J’ai hâte d’ajouter que ce serait mal connaître les marins, rompus par un long apprentissage à tirer parti des plus imperceptibles surfaces, de croire qu’un pareil problème les pourrait inquiéter une minute. Tout au contraire : comme si les hôtes du bord n’étaient pas en nombre suffisant, tels font leur entrée dans la cale escortés d’un roquet ou d’un chat ; une cage à serins brinqueballe au poing d’un troisième ; un mousse, avec onction, porte un couple de poulets vivans. C’est l’arche de Noé. Et, tandis que ces nouveaux venus tâtonnent dans le noir à la recherche de leurs paillots et de leurs coffres, se hélant d’une extrémité à l’autre du dortoir et tâchant, autant que possible, de se grouper par équipages, les premiers arrivés, sitôt installés, ont déjà repris leurs habitudes de vie végétative et leur masque de froide insouciance. Un brelan de passagers, dans un coin, autour d’une chandelle fichée dans un goulot de bouteille, paraît tout plongé dans les absorbantes douceurs d’une partie d’aluette ; près d’eux, un novice joue de l’accordéon et, couché sur son paillot, s’enchante aux grêles notes du mélancolique instrument. J’avise un vieux pêcheur, près de la bitte d’arrière, qui rafistole son coffre à demi crevé par une fausse manœuvre des déchargeurs. L’envers du couvercle est tapissé de petites images de sainteté disposées en éventail autour d’une image plus grande représentant la Madone à la chaise de Raphaël. À l’intérieur du coffre, pliés et rangés avec soin, les tricots, les bottes, les suroîts, les mitons ; sur le côté gauche, un petit compartiment ré-