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Sur le quai du Trichet, devant la Burgundia, guimbardes, carrioles, brouettes, véhicules de toute sorte et de toute dimension ne cessent de décharger des matelas et des coffres. Il pleut. Le vent a » culé » au sud ; les voitures ne sont pas couvertes, et les « paillots » des pauvres gens garderont au fond des goélettes, pendant huit mois, cette humidité absorbée en une demi-heure dans le trajet de la gare au quai. Et il est possible que ce soit aux intéressés à exiger, des entrepreneurs de factage, des voitures munies de bâches imperméables. La « question des paillots, » comme on dit ironiquement, ne regarde que les pêcheurs. Mais que penser de la commission d’hygiène qui tolère que ces mêmes paillots, déjà tout gonflés d’humidité, restent encore exposés jusqu’au lendemain, sur le pont des vapeurs, à toutes les intempéries de l’atmosphère ? Le fait s’est produit l’an passé sur le Château-Laffitte. Les paillots sont restés sur le pont, une après-midi et une nuit durant, et pas une minute, cette après-midi et cette nuit-là, il n’a cessé de pleuvoir ou de bruiner. Mais, devant le navire même, une tente, un abri quelconque serait la moindre des précautions exigées par l’hygiène : en attendant que paillots et coffres soient hissés à bord, il leur faut subir en plein air, dans la boue, sous des ondées torrentielles, la longue et méticuleuse inspection de la douane. Pas un coffre qui ne soit exploré dans ses moindres recoins, un paillot qui ne soit tâté, fouillé, retourné dans tous les sens. Disons-le : pour tracassier qu’il semble, ce luxe de précautions s’explique. Le mal serait petit si l’homme se contentait d’embarquer en fraude un litre de tafia ou deux ; mais, dans les coffres, devant moi, on saisit du « gazmilte, » du pétrole, de l’esprit-de-vin. « Avec leur manie de faire du café, malgré la défense, ils mettront un de ces jours le feu à mon navire, » disait le capitaine.

Elle paraît interminable, sous l’averse, cette inspection des coffres, qui dure depuis l’aube et ne se terminera qu’aux chandelles, avec la distribution des cartes d’embarquement. Continuellement, à mesure qu’arrivent les nouveaux trains, des files de voitures à bras se détachent de la gare dans la direction du quai de Trichet. Des passagers économes ou qui n’ont pu trouver de véhicule font le trajet, leur matelas sur le dos ; à deux, par derrière, les femmes ou les enfans traînent le coffre. Sur le pont du steamer, les longs bras de la grue ne cessent d’aller et de venir, au grincement précipité des chaînes. Enfin les derniers