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le timbre aigu, le fausset glapissant d’un protestataire en jupons, quelque « hôtesse » à museau de fouine qui s’est faufilée parmi l’équipage et qui intervient au moment psychologique pour rappeler à « Monsieur le commissaire » que les avances en question sont frappées d’une saisie-arrêt. L’homme, dans les cabarets et les mauvais lieux, a déjà mangé en herbe la presque totalité de son pécule. La loi dit bien que le salaire du marin est insaisissable ; mais, d’autre part, le commissaire de l’Inscription maritime n’a pas qualité pour prononcer sur la recevabilité ou l’irrecevabilité de l’opposition. C’est affaire au juge, et sa sentence, avec les délais obligatoires, ne sera pas rendue avant cinq semaines peut-être. Voilà clos pour longtemps le paradis de félicité que se forgeait notre innocent. Le mieux encore est de transiger, insinue le commissaire : l’homme renoncera de plein gré à une partie de ses avances et gardera le reste « pour gréer son coffre. » Marché conclu. L’hôtesse, la première, se prête à l’arrangement. Une humeur si accommodante ne laisse pas de surprendre ; elle paraîtra moins méritoire quand j’aurai dit que le Shylock féminin a si bien majoré sa note qu’en la réduisant de moitié elle fait encore un sérieux bénéfice.

L’oreille tendue, la figure collée aux vitres, anxieuses de connaître l’issue du débat, les familles des pêcheurs, au dehors, guettent la sortie de l’équipage. Pour mieux surveiller leurs hommes, elles les ont convoyés à la ville, se sont empilées avec eux dans ces guimbardes de louage, grinçantes et cahotantes, qui datent des premiers âges de la carrosserie, et ne les ont lâchés qu’à la porte du commissariat. Toute la maisonnée est présente, mère, femme, sœurs, enfans ; et c’est que, quand le nouvel engagé, tout à l’heure, ses avances roulées dans son mouchoir, sortira du bureau de la marine, ce ne sera pas trop de leur effort collectif pour l’arracher aux griffes des « pisteurs » qui rôdent sur le trottoir, prêts à happer au passage les marins isolés. « Hé ! matelot, tu as fait un bel engagement. Si le cœur t’en disait, je connais un joli endroit… » Bien vite, crainte qu’il ne morde à l’appât, on l’entraîne dans la direction de la rue du Boyer, qui est la rue des bazars et des magasins spéciaux pour Terreneuvas. Une fois là, il n’est point de ménagère si brouillée avec les ruses de son sexe qu’aux emplettes du mari, cache-nez, bottes, mitons, cirage et tricot, garde-robe du pêcheur moruyer, elle n’arrive à joindre, pour son usage personnel, un coupon de