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humaine… Et voici qu’une à une, derrière nous, les lumières s’éteignent sur la crête du plateau. L’Hôtellerie de la Poste met ses volets la dernière. La paix descend sur le Vieux-Bourg. Il ne pleut plus. Le ciel est d’une limpidité hyaline. Sous la lune qui monte, une campagne léthargique et douce s’étale à perte de vue ; les glèbes luisent, blanches de gel ; les arbres découpent au bord du chemin leur ramure de verre filé ; la flûte d’un crapaud solitaire vibre dans le silence comme le timbre intermittent de ce paysage de cristal. Terre-Neuve, les factions sur le Banc, le grésillement du poudrin dans les vergues, le meuglement des cornets d’appel dans la brume, que tout cela, qui palpite confusément sur l’horizon, semble à cette heure irréel et lointain !…


II. — LE GRAND DÉPART


Depuis trois semaines les murs de Saint-Malo, de Saint-Servan, de Cancale et des bourgades environnantes sont tendus de grandes affiches tricolores annonçant que « le steamer Burgundia, capitaine Bresson, partira du quai de Trichet pour Saint-Pierre-Miquelon le samedi 29 mars 1902, à huit heures et demie très précises du matin. » Les journées du 25 et du 26 mars seront réservées au chargement des « marchandises et mannes ; » celles du 27 et du 28 au chargement des « coffres et bagages. » L’affiche dit que les passagers devront être à bord le samedi 29 mars « pour huit heures au plus tard ; » que chaque passager devra remettre sa carte en embarquant, « afin de ne pas être signalé absent ; » que les cartes seront délivrées aux patrons et capitaines, « le jour des coffres, » au bureau du quai d’embarquement ; enfin, — post-scriptum qui paraît avoir une certaine importance, car il se détache en lettres grasses sur l’affiche, — « qu’il n’y aura pas de vapeur spécial pour les retardataires. »

Un peu partout, sous le guichet de la Grand’Porte, le long des remparts, sur les quais, des attroupemens se forment devant ces affiches et les commentent à voix haute. La Burgundia est un des trois steamers affrétés cette année pour le transport du personnel des sécheries et des goélettes saint-pierraises. Les deux autres sont le Château-Laffitte et l’Hélène. Tous trois, en temps normal, font le grand cabotage. La Burgundia, dont le port d’attache est Marseille, arrive des côtes d’Afrique ; le Château-Laffitte, de Bordeaux. Vieux routeur de la côte gasconne,