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Il revint, en effet, au bout d’un quart d’heure, avec un avant qu’il poussait devant lui et qui avait plus l’air d’un novice que d’un matelot. Mon capitaine ne fut pas dupe.

— Tu n’as jamais été avant, dit-il au nouveau venu.

— C’est-à-dire…

— Oui, comme novice, tu as peut-être remplacé quelquefois sur les doris des avants disparus ou malades.

— Justement….

— Eh bien ! mon garçon, tu dois comprendre que je ne peux pas te payer cette fois le prix d’un bon avant…

— Je ne suis pas exigeant, dit l’autre, visiblement déconcerté.

— Si c’est comme ça, on pourra peut-être s’entendre, reprit mon capitaine, qui tira son calepin et se mit en devoir d’écrire les nom et prénoms du postulant…

J’abrège la scène, qui ne serait que la répétition des précédentes et des autres scènes qui se déroulaient au même moment à toutes les tables, dans les cinquante auberges des cinquante maisons du Vieux-Bourg. Partout, comme ici, des têtes boucanées de capitaines banquais, penchés sur leurs calepins et griffonnant un engagement, tandis que les gars, en face d’eux, une longue pipe blanche aux dents, supputent entre deux lampées de mic ou de gloria les chances de leur prochaine campagne. Le cidre et l’eau-de-vie aidant, le ton des conversations commence à s’échauffer. On s’interpelle d’une table à l’autre ; on rit ; on chante ; on crie : « Par ici les mics ! — Non, par ici ! » Les servantes affolées ne savent à qui entendre. D’innombrables mélanges stagnent en flaques polychromes sur les tables ; le plancher, en dessous, n’est qu’une mare. Sur le coup d’onze heures, les poulets bouillis font leur apparition au bras levé des servantes. Avec les cimereaux, c’est le plat de résistance de la frairie terreneuvienne. On les sert dans des chaudrons, autour desquels la tribu fait cercle. Les femmes sont au premier rang. Sitôt le prix de leurs « courous » en poche, elles ont rejoint les hommes à l’auberge. Elles veulent leur part de la bombance. Tout à l’heure, le déjeuner fini, on se rendra en chœur devant les boutiques des marchands de rouenneries ; on paiera un fichu neuf à la femme ou à la promise, un tricot à l’enfant, un cotillon à la mère. Mais la presque totalité du denier à Dieu passera entre les mains des aubergistes et des forains. Il en restera quelque