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— Actuellement, me dit mon capitaine, les bons patrons de doris en arrivent à exiger 6 ou 700 francs d’avances perdues, plus un engagement au grand mille allant jusqu’à 50 francs du mille pêché sur leur doris. Un de ces patrons m’a même demande la suppression du 3 pour 100 de commission que l’armateur impose à l’équipage pour ses frais de vente. Certains patrons, enfin, mais c’est le plus petit nombre, préfèrent l’engagement dit au salaire fixe. Isaac B…, à mon bord, est ainsi engagé à raison de 990 francs de salaire fixe, sur lesquels il touchera 900 francs d’avances. Les 90 francs qui restent seront gardés par l’armateur pour le bitter et le tabac de B…, car la coutume s’est établie sur les goélettes coloniales que les patrons de doris, en plus de leurs boujarons d’alcool, aient droit à deux bitters par jour…

La formule est transcrite. Mon compagnon repose la plume et se tourne vers l’homme pour lui donner lecture de l’engagement qu’il vient de libeller. Celui-ci, défiant plus que de raison, se fait répéter jusqu’à trois fois chacun des articles.

— Sommes-nous d’accord ? demande le capitaine.

— Oui, dit l’homme après un court moment d’hésitation.

— Alors, tope-là, dit le capitaine.

Les deux hommes se frappent à tour de rôle dans la main. Puis le capitaine tend la plume au patron.

— Pose ton « signe » à côté du timbre, lui dit-il, ou, si tu ne sais pas écrire, fais une croix.

L’homme, en lettres « moulées, » de sa grosse main crevassée par le gel, brûlée par l’acide des encornets, péniblement trace son nom au bas de la feuille. Le capitaine aligne devant lui trois pièces d’or, montant du denier à Dieu convenu. Les yeux de l’homme s’allument d’une brève flamme : il prend les trois louis, les roule dans un coin de son mouchoir et fait un nœud par dessus. En échange, il remet au capitaine son permis d’embarquement, sans lequel aucun marin ne peut contracter de service. Le capitaine fait apporter une tournée de glorias. On se « tope » dans la main ; on trinque une seconde fois.

— À propos, dit le capitaine, si tu connais un bon matelot qui veuille être avant sur ton doris…

L’homme se gratte l’oreille.

— Il y a cinq francs pour toi, continue le capitaine.

— J’ai peut-être votre affaire, dit l’homme en se levant. Espérez-moi une minute.