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me sera précieux pour mon enquête. Nous lions connaissance. C’est la cinquième ou sixième fois qu’il se rend à cette « louée » du Vieux-Bourg, où hommes et choses lui sont familiers et prochains. Il accepte de me piloter ; nous ferons la route ensemble, pedibus cum jambis. Par exemple, j’ai eu tort de ne pas mettre de bottes.

— Vous verrez tout à l’heure…

De fait, il pleut déjà. Une aube sale, crasseuse, embue les vitres de notre compartiment. Nous chargeons des voyageurs à toutes les gares. Le train finit par être comble : il se débonde brusquement à la station de Miniac et lâche sur le quai un flot trouble de capitaines, de « pisteurs, » de matelots et de forains. Tout ce monde jure, crie, peste, sacre, s’ébroue. Puis le défilé s’organise. Mêlés à la foule des paysans aux blouses empesées, raides comme des feuilles de zinc, qui traînent leurs aumailles à la foire, nous déambulons par petits groupes vers le Vieux-Bourg, dont les maisons s’estompent confusément sur la hauteur. Il pleut toujours : une pluie fine, aux mailles serrées, qui enveloppe le paysage dans un réseau de tristesse. En pente douce, flanquée de grands arbres aux teintes roussies par l’automne, la route monte droit à travers champs. On compte trois kilomètres de la gare au Vieux-Bourg, et la grisaille de l’atmosphère fait paraître interminable ce long ruban de route nue, rectiligne, où l’eau miroite par grandes flaques et qu’emplit un défilé ininterrompu de chars à bancs, de roulottes et de banneaux. Une guimbarde, chargée à couler bas, nous étoile, au passage, de boue des pieds à la tête. Rétive, la bête a fait un écart, failli verser dans la douve avec son chargement.

— En v’ià d’une embardée ! crient nos hommes au conducteur. T’es donc pas f… de mettre le cap sur le Vieux-Bourg ? Il te crève les yeux pourtant !

On rit. Le Vieux-Bourg, d’ailleurs, ne fait que de s’éveiller. Il est à peine huit heures. Tandis que les animaux, qui continuent d’arriver par files serrées, prennent place sur le « marchix » avec leurs conducteurs des deux sexes, les forains qui occupent les banquettes du carrefour achèvent de consolider leurs tentes ou de dresser leurs étalages. À 200 mètres du bourg, on n’avance plus qu’entre une double haie de roulottes, de carrousels, de tirs, de ménageries, de « points de vue, » alternant avec les grands parapluies rouges qui abritent les éventaires des