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salaire de ces hommes est presque d’un tiers plus élevé que celui qu’ils touchaient il y a dix ans. La loi de l’offre et de la demande commence à faire sentir ses effets chez les Terreneuvas : ils ne courent plus après les engagemens ; ce sont les engagemens qui courent après eux. Dans ces conditions, à quoi bon se déranger ? Sans doute, sous la Grand’Porte de Saint-Malo, où se tient une sorte de foire permanente aux Terreneuvas, quand passe un loup de mer à tournure de capitaine, on entend encore de ces dialogues comme ceux qu’a saisis à la volée M. Herpin[1] :

— Monsieur, voulez-vous un bon « avant » de doris ?…

— Monsieur, voulez-vous un bon pelletas, un bon gravier, un bon saleur ?…

De plus en plus, ce marché aux hommes de la Grand’Porte est déserté par les marins sérieux, et l’on n’y trouve que le rebut, mêlé aux mousses et aux novices, dont il y a toujours surabondance. Aussi bien, même au temps de sa vogue, la Grand’Porte n’abritait guère sous son guichet que les marins de Saint-Malo, de Saint-Servan et de leurs faubourgs, les hommes du Clos-Poulet, comme on les appelle, qui forment les équipages des goélettes métropolitaines. Les équipages des goélettes coloniales se recrutent, au contraire, presque en totalité, pendant les foires d’hiver, dans les villages de l’intérieur. L’occasion est bonne, en même temps que la ménagère, contre écus sonnans, se débarrassera de son veau ou de ses « courous » (porcets), pour prendre langue avec les camarades, « voir venir » les patrons de pêche et débattre avec eux les conditions de la campagne prochaine. Il y a de ces foires dans toute la région : à Plancoët, le dernier samedi de novembre ; à Plouër, le 2 décembre ; à Pleurtuit, le 8. Mais la plus importante se tient au Vieux-Bourg et, nonobstant la difficulté des communications, c’est encore dans ses remous que les racoleurs coloniaux viennent de préférence jeter leurs filets.

J’avais pris, pour accéder au Vieux-Bourg, l’embranchement de Lamballe à Lison. Peu de monde au départ du train ; mais, en cours de route, des capitaines et des patrons terreneuviers sont montés dans mon compartiment et dans les compartimens voisins. Ma présence ne les gêne en rien et ils continuent à s’entretenir tout haut de leurs affaires. Les plus âgés ne paraissent

  1. Cf. Terreveuvas, par E. Herpin. — Rennes, 1896. Sous forme de roman, l’auteur a tracé dans cet émouvant petit livre une peinture très fidèle de la vie du pêcheur moruyer.