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que je ne doute point de la vie, — qu’enfin j’en suis aimé plus que je ne l’aime. Mais, quand le grand amour de la vie me fait trembler de crainte pour elle, je serai le premier à dédaigner le temple que j’ai construit ; et, comme j’en saurai mieux la faiblesse, je ne l’ébranle pas seulement : je le détruis.

Déjà, dans les vrais poètes, il y a une sorte de vengeance au fond de tout ce qu’ils inventent : ils se vengent du monde dans le rêve ; mais c’est toujours le rêve de la vie. Le grand artiste n’a pas seulement le droit de se contredire : il est forcé d’en passer par là. La vie fait le lien entre toutes les opinions. Celui qui crée est comme la nature : supérieur à toute contradiction. Ce n’est pas notre affaire d’être logiques ; mais d’être tout ce que nous sommes. Eussions-nous cent fois tort, l’œuvre vivante a toujours raison.

La terrible imposture de l’esprit, qui veut faire croire qu’il est la joie et le bonheur ! C’est dans Spinosa que je la vois surtout : elle n’a que chez lui cette profonde sérénité, où l’on est presque tenté de se coucher, les yeux levés sur les étoiles. Et qu’importe qu’il y ait cru lui-même de toute son âme ? Il a été la première dupe du système, à la façon des anciens, qui semblent toujours dupés par leurs idées, et y croire, comme les enfans croient aux jouets. Du reste, quel bonheur est-ce là ? Je ne puis lire la vie du grand homme dans son taudis, entre ses verres de lunette, sa lime, sa table de travail et sa compagne l’araignée, sans un dégoût d’admiration. C’est l’image d’une morne éternité qui fait horreur, et plus encore, à la pensée d’être éternelle. Pour que Spinosa soit heureux, il faut qu’il soit une victime parfaite. À sa place, je la serais.

L’esprit, ce jongleur sans scrupules, a de ces coups merveilleux où, jonglant avec le soleil, il fourberait la lumière elle-même. Mais vienne la nuit : c’est le moment de douter et d’avoir peur. À force de vanter la pensée au cœur, la mort du cœur se supporte. Il le semble, du moins. Mais il en est qui jamais ne se laisseront convaincre.

J’espère à vivre, et non à vos trois vérités et demie. Qu’elles soient trois, ou qu’elles soient deux, la différence n’est capitale que pour ce grand métier que vous faites de savoir, avec la vanité propre à tous les gens de métier ; là, un quart de vérité en plus ou en moins fait la gloire d’un homme ; mais là seulement, à l’opposé de ce qu’il croit. L’intelligence éblouit les en-